Le treize septembre 1974, à 19h21 UTC, le radiomètre du satellite météo Nimbus 5, en orbite géostationnaire entre les mers des Laptev et d’Okhotsk, détecta un flux électromagnétique singulièrement puissant dans la bande des dix millimètres. Ne sachant qu’en faire, car n’ayant pas été conçu pour consigner ce type d'anomalie, il suivit donc scrupuleusement sa programmation et ignora l’étrange signal.

Exactement à la verticale du point d’émission, à mille deux cents kilomètres au nord-est de Yakutsk, en plein cœur de la toundra sibérienne, une meute d’une douzaine de loups progressait rapidement le long d’une crête battue par les vents glacés. Le ciel était d’un bleu liquide et lumineux, et la respiration haletante des animaux les entourait d’un léger brouillard. Alors que la troupe avançait régulièrement, trottant avec agilité sur le permafrost, le mâle alpha pila soudain des quatre fers.

A quelques pas de lui se tenait un énorme loup noir, immobile, dont les babines retroussées découvraient des crocs puissants. Il dégageait une odeur forte et fade, et rayonnait d’une chaleur fiévreuse.

L’alpha, dont c’était les premiers jours à la tête de la meute, sentit sa vaillance l’abandonner et s’aplatit dans la neige en émettant des jappements apeurés. Décontenancée, sa compagne vint le renifler, ce qui eut pour effet de transformer les jappements en couinements lugubres. Le loup noir ne bougeait toujours pas – à vrai dire, il ne semblait même pas avoir remarqué la présence de la meute.

Paniquée, reniant dix millions d’années de conditionnement social, la femelle tourna le dos et s’enfuit à toute allure, suivie par le reste de la bande. Désorienté par ce brusque revirement de situation, l'alpha commença à ramper avant de s’immobiliser à nouveau au bout de quelques mètres, les oreilles baissées, tous ses sens perturbés.

Le sol chantait.

Une plainte syncopée, atonale, ponctuée de gémissements et de crissements montait de la terre. Le grand loup noir avait incliné la tête sur la droite, comme à l’écoute de la mélopée. Sous ses pattes, la plaque de neige gelée sur laquelle il se tenait avait commencé à fondre.

Le chant s’intensifia, semblant prendre substance dans l’atmosphère glacée. Un rougeoiement diffus gagna peu à peu chaque molécule d’air, nimbant la toundra enneigée d’un manteau amarante.

Loin sous les coussinets du mâle alpha, à quelques dizaines de kilomètres en-dessous de l'asthénosphère, une vague de métal et de roches en fusion de la taille de l’Angleterre coula d’un bord à l’autre de la plaque eurasienne. En arrivant sous les contreforts des monts Tcherski, elle rencontra une faille dans la croûte inférieure du manteau plastique dans laquelle elle s'infiltra avec une force extrême, remontant à toute vitesse, vaporisant les roches dures de la lithosphère et creusant une immense chambre magmatique juste à l’aplomb d’un gisement de minerai ferromagnétique de soixante millions de tonnes. Et d'autre chose, aussi, qui attendait patiemment depuis la nuit des temps. Une anomalie qui, en aucun cas, n'aurait dû se trouver là.

L’alpha était toujours aplati dans la neige ensanglantée. Autour de lui, le chant de la terre s’était lentement mué en rugissement assourdissant, et la chaleur dégagée par le loup noir, toujours immobile, devenait intolérable. Curieusement, hormis dans un rayon de quelques centimètres autour des pattes de celui-ci, la glace avait arrêté de se liquéfier.

La silhouette immobile sembla se déformer, et ondoya comme sous l’effet de l’infernale fournaise. Le loup noir entrouvrit sa gueule et joignit à la clameur ambiante un feulement rauque, minéral, alors que son enveloppe se gonflait comme une baudruche grotesque. L’alpha couina de terreur et vida sa vessie en signe de soumission. Ce fut son dernier acte conscient avant qu'il ne s'embrase comme un fétu de paille jeté dans une cheminée. L’air commença à tournoyer avec une lenteur majestueuse.

Un soubresaut titanesque ébranla le sol, et la toundra hurla. La température grimpa soudainement d’un bon millier de degrés, volatilisant simultanément l’alpha, la neige rouge et l’ombre boursouflée du grand loup noir. La pression écrasante qui régnait dans la chambre magmatique disloqua le soubassement basaltique soutenant le gisement, l’engloutit en quelque secondes, et libéra un violent flux électromagnétique qui jaillit de la terre meurtrie pour aller frapper de plein fouet les couches basses de la thermosphère, à la limite de la ligne de Kármán. Sous la brutalité inouïe de l’impact, les particules ionisées flottant en haute atmosphère furent éjectées à plusieurs milliers de kilomètres de leur point d’origine, et formèrent en quelques heures un cocon entourant le globe.

Le Voile se déploya petit à petit, occultant l’éclat du soleil et plongeant le monde des hommes dans une terreur religieuse. Le ciel prit en quelques heures une teinte cuivrée sous l’effet de la forte concentration en poussières ferromagnétiques issues de l’explosion du gisement et de l'anomalie qui y était enchâssée ; durant un bref moment, il se créa dans ces conditions extrêmes une multitude de particules exotiques qui, en se désintégrant, achevèrent de fixer la ferrite ionisée et donnèrent à la voûte céleste sa profonde couleur grenat. Vue de l’espace, la terre était devenue une nouvelle planète Mars.

Sur son orbite, Nimbus-5 continuait sa course silencieuse avec une superbe indifférence.