Le firmament saignait. Partout où se portait l’œil, le ciel semblait sourdre une macabre lueur écarlate, comme si un dieu farceur avait tendu un immense dais de velours rouge au-dessus des nuages. Sous un certain angle, la luminosité prenait des accents fauves, révélant par endroits une trame complexe tissée de subtiles marbrures légèrement plus sombres.

Assis à même le sol poussiéreux sous le vaste porche, Zack Bowens regardait l’horizon d’un air sinistre. Posé à côté de son pied droit, un pack de Carlsberg déjà bien entamé jetait un éclat métallique incongru. Le rythme paresseux d’une ballade country teintait le jour finissant d’une ambiance mélancolique. Par-delà la palissade, on entendait le grondement sourd qui montait de la 96, charriant son flot ininterrompu de véhicules.

Pour ça, Timken était plutôt bien situé, même si le décor environnant évoquait plutôt le trou du cul du monde. Plus loin, là où le patchwork des champs embrassait la voûte cramoisie, la 96 rejoignait la 183, puis la 70 (foutrement bien pratique, vu que plus aucun zinc n’osait décoller depuis l’incident de Milwaukee, en 89) qui barrait le Kansas et le Missouri d’un trait rectiligne et reliait Salina, Kansas City et Saint Louis.

La ballade s’acheva sur un glissando sirupeux, et enchaîna sur le jingle surexcité d’un flash info. Comme d’habitude, il n’y en avait que pour le Voile ; trente-deux ans que ça durait, et ces crétins de journalistes en étaient toujours à vous resservir les mêmes banalités, encore et encore. A croire que les grosses têtes de Washington et d’ailleurs ne seraient jamais capables d’admettre leur totale impuissance. Zack n’avait jamais porté les politiciens dans son cœur : qu’ils soient républicains ou démocrates n’y changeait rien, ils étaient de toute manière à mettre dans le même panier de crabes.

Le journaliste passa aux infos sportives. Une fois de plus, les Royals s’étaient fait rétamer, et par les Pirates de Pitsburgh par-dessus le marché ! Tout foutait vraiment le camp !  Dégoûté, Zack éteignit la radio portative en poussant un profond soupir. Le ciel avait maintenant la couleur du sang coagulé, et quelques pâles points jaunâtres tentaient de percer faiblement le rideau pourpre.

Les étoiles. Ou du moins, ce qu’il en restait.

D’ordinaire, Zack essayait de reconnaître les antiques constellations. Parfois même, lorsque le Voile semblait un peu moins opaque, il ressortait de sa boîte le télescope Star Explorer. Mais ce soir, la lumière avait la consistance d’une soupe aux tomates, et la lueur blafarde qui tombait de la voûte céleste décourageait toute tentative d’observation.

Le ronronnement asthmatique d’un diesel à la torture remontait Pine Street. Zack jeta un coup d’œil rapide à sa montre et un sourire éclaira son visage. Pile à l’heure ! On pouvait probablement reprocher un paquet de choses à Dave Walberg, mais certainement pas d’être impoli au point de laisser se réchauffer une bière.

Le Dodge 1971 beige qui tourna à l’angle de Walnut et de Locus avait peut-être, un jour lointain, mérité l’appellation de véhicule ; aujourd’hui, ce n’était plus qu’une épave mangée par la rouille et bonne pour la décharge. Le moteur émit un hoquet inquiétant quand la camionnette ralentit, puis s’arrêta comme à l’accoutumée dans un gémissement ponctué de cliquetis. Dave ouvrit la portière, attrapa quelque chose sur la banquette arrière et déplia sa longue silhouette.

— La prochaine fois qu’on ira à Great Bend, on passera chez Evan voir s’il peut te dénicher de quoi remplacer ce cercueil sur roues, lança Zack en guise d’accueil.

Dave afficha un air faussement offusqué :

— Tu réalises que tu parles du carrosse qui a hébergé tes amours sulfureuses avec Karen ? Un peu de respect, quand même !

— C’est justement à cause de ta poubelle que Karen n’a plus voulu m’adresser la parole. Elle a raconté partout que je lui avais infligé la honte de sa vie en venant la chercher avec ton tas de boue.

Karen Wilcox avait été son éphémère petite amie au collège de Great Bend, l’année où il jouait dans l’équipe de basket des Panthers. Dave, qui à l’époque habitait encore de l’autre côté de Locus Street, suivait des cours de rattrapage avec la mère de Zack. Suite à l’intercession de cette dernière, il avait accepté de prêter la camionnette à Zack pour le bal de promo. L’épilogue désastreux de la soirée avait signé la fin de sa brève idylle, mais avait scellé l’amitié des deux jeunes gens.

— …Sans parler de la gueulante de son père quand il a fallu l’amener en catastrophe à la clinique du comté lui faire un rappel antitétanique et dix points de suture, à deux heures du matin, parce qu’elle s’était ouvert le mollet sur ta carrosserie toute rouillée, conclut Zack.

— Mon très cher Zack, sache qu’aucun être vivant, à part nous deux, ne sera jamais à même de percevoir la vraie beauté de Lady Esmeralda.

— Lady Esmeralda est bonne pour la casse, point barre. Je ne devrais même pas te laisser repartir dedans, ce serait de la non-assistance à personne en danger… En plus, tu ne la sors que pour venir ici, alors que tu pourrais très bien t’amener à pattes. Et puis aussi, donner un nom pareil à une bagnole !

— Que veux-tu, je suis un incorrigible romantique. C’est comme un vieux cheval… On ne peut se résoudre à l’amener à l’abattoir, alors on le laisse finir sa vie tranquillement.

— Sauf que le canasson ne risque pas de t’emplafonner à tout bout de champ !

Dave leva la main et lui montra le paquet qu’il avait pris à l’arrière de la camionnette.

— Zack, mon ami, chercherais-tu à provoquer mon courroux, et à éloigner de tes lèvres envieuses la promesse du divin nectar que je tiens à bout de bras ?

Zack haussa les sourcils et considéra le sachet d’un air interrogateur.

— Du bourbon, très cher. Et pas de la pisse d’âne, si tu veux tout savoir. De l'Old Ezra, en provenance directe de Saint-Louis. Alors, tu vas me laisser me dessécher devant ta cabane ou tu vas chercher des verres propres, si tu en as ?

— Ça va, je me rends, sourit Zack. Mais on passera quand même chez Evan samedi, ne fût-ce que pour aller en boire ou une deux au Digger’s.

Dave remonta lentement l’allée en terre battue, gravit les trois marches menant au porche et s’assit en grimaçant sur le perron. Il ouvrit le sac en papier et en extirpa un flacon de liquide ambré qui, à la lueur du Voile, paraissait presque noir. Il replongea la main dans le sac et en sortit deux gobelets en carton, puis chiffonna le sachet et le fourra dans une poche.

Zack pris une mine vexée :

— Tu sais, j’avais des verres propres…

— Raison de plus pour qu’ils le restent, ironisa Dave en déposant avec mille précautions les gobelets entre ses genoux. Tu ne pourras même pas me reprocher d’avoir blessé ton ego de mâle dominant en t’infligeant l’humiliation d’une séance de vaisselle…

Zack leva les yeux au ciel.

— Range donc ta bibine d’étudiant prolétaire, camarade, déclara Dave en lui indiquant le pack entamé à ses pieds. Ce soir, nous boirons comme des hommes !

Il déchira l’anneau métallique entourant le goulot de la bouteille, fit tourner le bouchon, et laissa couler un mince filet de bourbon dans les gobelets.

— A la tienne, à ce monde pourri et au Voile qui nous protège des perfides martiens !

Décidément, Dave était en forme ! La soirée promettait d’être longue… Zack remarqua alors les mains de son ami. Elles tremblaient.

— Dure journée ?

— T’as pas idée…

— Quelque chose me dit que tu as déjà liquidé au moins une de ses cousines, fit-il en désignant la bouteille d’Old Ezra.

— Cousines, oui… dit Dave avec un petit ricanement sec. Le Four Roses suffit pour me laver la tête. Celles-ci, continua-t-il en couvrant le flacon d’un regard attendri, je les garde pour les grandes occasions.

Zack ne trouva rien d’intéressant à ajouter. Il porta le gobelet à ses lèvres et sirota une gorgée. Le liquide lui brûla la bouche un bref instant, puis s’épanouit le long de sa gorge en une corolle de douce chaleur.

— Tu sais, repris Dave, je ne suis pas un alcoolo… C’est juste que… Ça aide, tu comprends ?

— Je comprends.

— Parfois, j’arrive même à dormir un peu.

— Je sais.

Dave regarda son bourbon d’un air absent, puis le reposa sur le sol.

— Ce matin, ils m’ont amené un gosse… Un vrai gosse, il ne devait pas avoir plus de treize ans. Il était comme les autres, pareil.

— Dave, tu n’es pas obligé d’en parler…

— Laisses-moi finir, le coupa son ami. Pourquoi ils continuent à essayer ? Ils savent bien comment ça se termine à chaque fois, non ? Alors pourquoi ? Pour que nous, on se sente mal à chaque fois qu’on doit essayer de les rafistoler ? Pour qu’on culpabilise bien à fond ? Pour qu’on se sente merdeux ?

— Ecoutes, commença Zack…

— Non, Zack. J’en ai marre, c’est tout ! Tu peux le comprendre, ça ? Marre de voir ces crétins débarquer tous les jours à la clinique dans cet état, marre de voir que personne n’essaye quelque chose pour nous débarrasser de ça, fit-il en indiquant le ciel couleur de rubis sombre.

— Ils ont essayé, au début.  Tu le sais. C’est juste que rien n’a marché. Rien. Et puis, depuis l’histoire de Milwaukee, tout le monde trouve que ça n’a plus vraiment d’importance.

— Justement, c’est aussi de ça dont je veux parler. On dirait que le monde entier a baissé les bras.

— Peut-être que c’est comme ça. Peut-être que ça doit être comme ça.

Dave se signa ostensiblement.

— Amen, décréta-t-il en avalant le fond de son gobelet.

Zack sentait confusément que quelque chose remuait son ami. Rompant le silence qui s’installait, il demanda d’un ton léger :

— Tu te souviens encore d’avant ?

— Non, pas des masses. J’avais même pas trois ans quand ce foutu machin est apparu. Les seuls trucs dont je me rappelle, c’est ce que ma mère m’a raconté. Et encore, j’ai eu à faire le tri dans ses divagations, la pauvre…

Zack se rembrunit. Carla, la mère de Dave, était morte deux ans auparavant. Lors de l’Arrivée, le jour où le Voile était apparu pour la première fois, elle avait plus ou moins perdu la boule. Pas à cause du phénomène lui-même, mais parce le père de Dave, qui posait des câbles aériens, avait été surpris en plein travail et en avait fait une chute mortelle. Carla ne s’en était jamais tout à fait remise. Dave avait très peu de souvenirs de son père, et n’en parlait quasiment jamais.

Dave scruta le visage de Zack :

— Pourquoi tu me demandes ça ?

— Comme ça… J’essaie parfois d’imaginer à quoi tout ça pouvait ressembler avant. Je veux dire, avant le Voile.

—Pas facile quand on n’a connu que ça, hein ?

— Ouais…

Zack était né quelques mois après l’Arrivée. Pour pas mal de gosses nés à la même époque, le firmament cramoisi faisait partie de ce qu'ils considéraient comme la normalité.

— Il y a quand même une chose dont je me souviens, continua Dave. Ça devait être quelques jours avant l’Arrivée ; mon père, ma mère et moi, on était allés tous les trois à Topeka. Mon père avait décidé de changer de camion, et ce jour-là on est revenu avec Lady Esmeralda.

— Et… ?

— Et c’est tout. Cette putain de carcasse est un des seuls souvenirs qui me relie à mon père, fit-il en tendant vaguement la main vers la masse sombre garée devant la maison. Tu comprends que j’aie du mal à m’en débarrasser ?

— Je ne savais pas…

— Tu n’aurais pas pu. Je ne l’ai jamais dit à personne. Tu fais désormais partie des rares dépositaires d’un secret cosmique, dit-il sentencieusement en rouvrant le flacon de bourbon pour se resservir.

— Ah…

Zack baissa les yeux et s’abîma dans la contemplation de ses bottes poussiéreuses. Il ne vit pas les lèvres de Dave s’arrondir soudain silencieusement en un “O” parfait, ni le sang refluer de son visage, lui donnant l’air presque comique d’un clown blanc ébahi.

Mais il entendit le bruit cristallin de la bouteille glissant des mains de son ami et se fracassant sur les marches, tout comme il vit le précieux liquide ruisseler sur le sol et être absorbé par la terre sèche.

Et lorsqu’il releva la tête pour voir ce qui avait contraint Dave Walberg à gaspiller une flasque de ce prix, Il ne réalisa pas directement que quelque chose clochait. Ce n’est qu’au terme d’une éternité de quelques secondes que les rouages de son esprit se mirent en mouvement, et qu’à son tour sa bouche s’ouvrit, béante.

Les étoiles brillaient par milliers dans un ciel d’un noir d’encre.