Les suites de l'agression violente de Jacob Blake ont amené ces derniers jours leur lot de réactions exacerbées. L'une d'elles s'est glissée ce matin dans mon fil Twitter (seul  lien ténu qui me rattache encore au monde de l'information en des temps de disette numérique extrême). Cette réaction, illustrée au travers d'une vidéo amateur, présente un groupe de protestataires faisant irruption sur une terrasse, enjoignant les clients attablés à lever le poing en signe de ralliement à leur mouvement, et vitupérant copieusement contre un couple qui ne demandait probablement rien d'autre qu'un moment de tranquillité, estimant (et c'est son droit le plus strict) avoir mieux à faire que de prendre position dans un combat qu'il ne considère pas comme le sien.

Toute interpellante qu'elle soit, cette vidéo fait pourtant suite à nombre d'autres du même acabit ; depuis le décès de Georges Floyd, les médias nous renvoient l'image d'un monde en division radicale entre "pro" et "anti", quelque soit le domaine auquel ce clivage s'applique : la question des pistes cyclables à Bruxelles, la carte blanche de la journaliste Florence Hainaut et la réponse adressée par l'anthropologue Florence Bergeaud-Blackler, la multiplication des identités de genre, le mouvement Black Live Matters et son écho All Lives Matters, les dangers fantasmés ou réels d'une immigration grandissante sous l'angle d'un hypothétique "grand remplacement", les masques faciaux comme moyen de protection ou d'oppression des libertés, la réalité de l'influence anthropique dans le changement climatique, la toute proche élection présidentielle américaine, l'efficacité de l'hydroxychloroquine et le statut de messie ou d'imposteur du docteur Raoult... Partout, ce sont affrontements entre "camps du bien" et "camps du mal" (qualificatifs éminemment variables selon l’identité de ceux qui se les approprient), insultes, vociférations, hurlements réels ou virtuels, exacerbation des sens et des sensibilités, réactions émotionnelles disproportionnées, censure, usage immodéré de la "cancel culture" et de ses dérives (dénonciations, doxing, pour ne citer que les moins nauséabondes). Alors, le monde est-il devenu réellement fou, ou sommes-nous ici en présence d'un phénomène strictement limité et circonscrit auquel on accorde à tort une importance disproportionnée ?

Quelque soit le côté où on se place, force est de constater qu'il existe un clivage tout aussi prononcé entre thuriféraires militants et population au sens large. Les premiers s'estiment investis d'une mission sacrée où prime le devoir de convaincre le reste de l'univers - forcément mécréant et impie - de la justesse de leur dogme ; la seconde appuie ses préoccupations sur des substantialités nettement plus matérielles, surtout en ces temps précaires où l'incertitude semble avoir été érigée en mode de vie. En appliquant, sans craindre de prendre un risque disproportionné, une projection raisonnable de nos propres cercles sociaux à un ensemble plus vaste, force est donc de constater que l'immense majorité de nos concitoyens se fiche comme d'une guigne des préoccupations militantes qui agitent la minorité remuante de leurs contemporains. Or, ces minorités entendent non seulement vous rallier (par la force si nécessaire) à leur vision du monde, mais surtout vous obliger à prendre leur parti et à afficher une position claire et sans la moindre ambiguïté en leur faveur, sous peine d'apparaître comme l'ennemi qu'il leur appartient d'éradiquer à tout prix et de vous faire, à ce titre, subir le joug d'une discrimination légitime. Il faut croire qu'on a rien inventé de mieux depuis quelques milliers d'années dans le domaine de l'intolérance dogmatique.

Mais ces minorités, ainsi qu'observé par nombre de sociologues, s'appuient sur une tendance sans cesse confirmée qui établit que l'attention leur étant accordée est inversement proportionnelle à leurs tailles et à leurs degrés d'engagement ; comme la nature n'apprécie guère les extrêmes, il devient alors nécessaire de la contraindre à les aimer, et cette nécessité s'érige également en objectif idéologique. On notera cependant qu'il n'aura pas fallu longtemps pour que de nombreuses voix s'élèvent parmi les communautés noires de par le monde pour se désolidariser du mouvement BLM et de ses dérives ségrégationnistes ; que des militants écologistes de la première heure dénoncent les excès d'une doctrine aux relents chaque jour un peu plus totalitaires et liberticides ; que d'éminents scientifiques hautement qualifiés (glaciologues, climatologues, chimistes ou physiciens) remettent en question, avec force arguments, la pertinence du modèle anthropique du changement climatique ; et de manière plus générale, que des intervenants dans des débats autour de sujets à haute sensibilité tentent d'ouvrir la voie à un dialogue constructif au lieu de subir les péroraisons partisanes des deux camps en perpétuelle et aveugle opposition et arc-boutés sur des postures de probité morale irréprochable.

Hélas, force est de constater que ce genre de stratégie, qui consiste à aborder le débat sous l'angle de la raison et de la logique, est le plus souvent voué à l'échec face aux réactions tranchées d'adversaires n'hésitant pas à user des moyens les moins élégants qui soient pour imposer unilatéralement leurs vues. Toute victoire, si elle peut être remportée au prix de l'annihilation du camp adverse, gagne de ce fait une visibilité considérable, dans la mesure où cette visibilité devient à la fois un argument supplémentaire d'autorité et une preuve incontestable de légitimité dans le chef du vainqueur : "je l'ai écrasé, lui et ses opinions erronées, c'est donc que j'ai raison". Et peu importe que ces affrontements aient lieu autant dans le monde virtuel, où les réseaux sociaux leur offrent plus d'espace qu'il n'en faut pour jouer leurs représentations nauséabondes, que dans le monde réel, dans les colonnes des journaux, les magazines télévisés ou dans l'espace public assiégé des villes, il est indéniable que les médias ont une responsabilité écrasante tant dans la propagation de ces idées que dans la dissémination des modèles qui leurs sont inférés.

Cette approche d'une dichotomie pure, qui refuse d'autorité toute possibilité de considérer que ses propres convictions puissent être mises à mal par des arguments raisonnables et pertinents, s'oriente peu à peu vers une tyrannie des minorités qui portent ces idéologies sur les majorités qui ne s'en soucient finalement que très peu (voire pas du tout). On assiste dès lors, incrédule et impuissant, à l'émergence d'un véritable fascisme idéologique, comme une caricature d'épithalame perverti qui louerait les vertus de l'intolérance et du clouage de bec comme seuls outils acceptables pour faire reconnaître la légitimité d'une cause ou d'un idéal. Et la majorité silencieuse d'opérer une volte-face, non par sympathie avec la cause en question mais par lassitude, dans un renoncement étiologique, pas parce qu'elle se sent concernée par le combat mené ou qu'elle y retrouve ses propres valeurs, mais parce qu'elle se résout à suivre le mouvement par souci de conformité avec la cohorte, davantage pour avoir la paix que par réel souci d'être actrice d'un quelconque changement.

L'aspect le plus préoccupant et le plus dramatique de ce phénomène reste celui de l'abandon de toute raison, de toute logique. C'est le renoncement de l'intelligence face à l'instinct grégaire qui suit la loi du moindre effort intellectuel. C'est la capitulation lasse et désabusée du factuel et de l'objectif face à la furie de l'émotionnel démesuré et la discordance des éructations absolues. Et c'est surtout la lente émergence d'un modèle dévoyé qui prône que c'est celui qui gueule le plus fort et qui s'impose le plus agressivement (fût-ce en paroles ou en actes) qui aura raison. Cette démission de tout esprit cartésien, cette abjuration du respect systématique de la méthode scientifique et ce déni du b.a.-ba de la diplomatie, sont devenus les stigmates les plus visibles d'une société profondément en crise avec elle-même, et qui aurait pourtant tout intérêt à se rappeler les vertus de la modération illustrées tant par l'aurea mediocritas d'Horace que par le juste milieu d'Aristote, car il en va plus que jamais de la survie de notre lucidité - et dieu sait que nous en aurons un besoin critique pour faire face aux défis qui nous attendent.