— Dis, c'est chouette ! Je vois que ça va beaucoup mieux, tu postes des photos ? T'es parti en vacances ? Il était temps que tu te reprennes en main !
— Euh... Ce n'est pas aussi simple que ça, tu sais...
— Mais arrête de faire ton misérable, tu peux pas aller si mal que ça si tu postes des photos où on te voit rigoler avec des gens !

Des mois que cela dure, que ce genre de morceau de syllogisme frappé à l'emporte-pièce d'un positivisme chargé d'autorité rythme de ses oscillations régulières le quotidien d'échanges avec le monde extérieur (plus virtuel que réel en raison de la pandémie).

Tu vas bien puisque tu as une activité sociale, puisque tu vois des gens, puisque tu racontes des trucs sur ton blog et sur les réseaux sociaux. Si tu avais vraiment une dépression, tu resterais à pleurer à longueur de journée au fond de ton lit...

L'idée que tant ce verdict péremptoire teinté d'un bon sens de pacotille que l'affirmation sous-jacente puissent être inexactes a beaucoup de mal à s'imposer à la plupart des personnes qu'il m'arrive de croiser après que j'ai décidé de les mettre au courant de ma situation actuelle.

Une dépression est assez semblable à n'importe quel autre phénomène vivant et procède d'une succession d'oscillations, comme le rythme cardiaque, la respiration, l'activité cérébrale. Nous sommes le résultat d'une quantité phénoménale d'oscillations qui s'influencent, s'amplifient, se neutralisent, se parasitent parfois, et qui néanmoins entretiennent le moteur essentiel de notre existence — et ce, jusqu'aux oscillations élémentaires des états d'énergie des particules atomiques qui nous composent au niveau infinitésimal.

A ce titre, il est donc surprenant que soit si difficile l'appréhension du fait que l'état d'une personne dépressive puisse évoluer entre deux pôles opposés, entre euphorie et dysphorie, entre joie et tristesse, entre entrain et abattement, entre optimisme et pessimisme, entre excitation et léthargie, et que l'expérience de ces états soient souvent exacerbée par la sensibilité particulière induite par la maladie.

Toute personne souffrant d'une affection physique passera par plusieurs paliers de récupération progressive au cours de sa convalescence, avant d'atteindre le cap du rétablissement. Il en est de même pour celui qui souffre d'une dépression ; seulement, en raison d'une nature hautement subjective, cette progression est davantage sujette à fluctuations et il est erroné de penser que le seul état d'esprit qui convienne à un dépressif est celui de la catatonie et du repli sur soi. Ces états sont parfois nécessaires pour mener un travail d'introspection mais leur maintien en permanence ne permettra aucun progrès, aucune évolution favorable.

On perd trop souvent de vue que le dépressif subit les assauts incessants d'une affectivité à vif ; tout est sujet à démesure, la moindre peccadille prend des proportions grotesques, le moindre sentiment (positif ou négatif) atteint des ampleurs démesurées, et les oscillations d'humeur en subissent les conséquences jusqu'au moment inéluctable où, devant des amplitudes et des écarts devenus ingérables, toute énergie aura été épuisée et la rechute sera inévitable. Devant de telles extrémités, seules l'empathie, la compréhension et la patience d'un entourage parfois rudement éprouvé permettront un retour à un (relatif) équilibre. Ce n'est, de la part du malade, ni de l'égoïsme ni de la méchanceté délibérée, mais simplement l'expression d'un instinct de survie.

Ce qui précède semblera probablement un peu trop emphatique. Ce ne sont pourtant là que mes mots, et les miens seuls, sans aucun emprunt livresque ou académique. Depuis le début, j'ai résolu de considérer ma situation sous un angle principalement analytique ; après tout, mon besoin de contrôle (sur moi-même, non sur les autres) se nourrit d'une manière d'expérimentation dont je serais le sujet. Je me prête donc (de bonne grâce) à cette étude et me soumets volontiers à un empirisme assumé qui recourt pour une large part à des interactions sociales, réelles ou virtuelles. Chaque contact, positif ou négatif, m'en apprend davantage sur moi-même – ou plutôt, ravive le souvenir d'évidences oubliées au fil des ans. Traverser une dépression, c'est souvent constater qu'on s'est soi-même perdu de vue, et redécouvrir qu'il est nécessaire de réapprendre à s'écouter avant d'écouter le monde extérieur.

Alors même si elles constituent souvent autant de piqûres désagréables à subir sur le moment, les réflexions similaires à celle qui ouvrait ce billet ne sont finalement que peu de choses face à la constatation que les oscillations se font de plus en plus discrètes, de plus en plus contrôlables. Et que peu importe l’œil de l'autre puisque le regard que l'on va porter sur le monde dépend avant tout de celui qu'on est capable de porter sur soi.