D'aussi loin qu'il m'en souvienne, j'ai toujours fait semblant.

Adoptée très tôt comme une manière d'autodéfense face à un monde que je trouvais incompréhensible, que ce soit pour avoir la paix, pour me protéger, afin d'être accepté par les autres ou pour leur renvoyer l'image rassurante qu'il se faisaient (ou qu'ils attendaient) de moi, cette manière de faire m'a poussé à agir de la sorte avec mes parents, mes professeurs, mes relations amicales, mes petites amies, mes connaissances, mes employeurs et employés, mes partenaires en affaire, et même ma famille. Autour de moi, j'ai très tôt élevé des cloisons et bâti des murs, dressé des remparts cernés de douves profondes. J'ai porté des masques, des costumes, adopté des postures, des attitudes, joué des rôles, déclamé des textes convenus, revêtu des habits, des armures, des carapaces. Ma vie s'est construite ainsi, bien à l'abri des sensations trop vives, des sentiments trop forts, protégée du monde extérieur par une solide palissade de certitudes soigneusement entretenues.

En apparence et vue de l'extérieur, cette vie que je m'étais construite et que je menais jusqu'à l'éparpillement de mes convictions était une belle vie ; une existence calme et bien réglée, un toit solide sur ma tête, un couple stable, un fils exceptionnel, quelques amis sincères et fidèles, de l'estime et du respect de mes pairs, quelques belles réussites professionnelles, et largement assez de ressources pour être à l'abri du besoin et n'avoir à se priver de rien. En d'autres termes, l'image d'Épinal du bonheur parfait à l'aune du matérialisme occidental. Et fort logiquement, rien ne m'avait préparé à ce que mon douillet petit univers soigneusement sous contrôle ne voit son ciel s'ouvrir en deux.

Le mot-clef, dans la phrase qui précède, est : "contrôle".

Le besoin de contrôle est chez moi compulsif ; il ne procède d'aucune logique, d'aucune rationalité, mais est irrésistible. Il ne s'agit absolument pas d'un besoin de contrôler les autres, mais bien de contrôler mon image et ce que je renvoie à tout ce qui me fait face. La compulsion en a fait un réflexe, une seconde nature. Au fil des ans, cela m'a permis d'affiner considérablement ma compréhension des autres, jusqu'à souvent pouvoir deviner de manière extrêmement intuitive - presque à "sentir" - la nature du reflet que je devais renvoyer et qui me ferait accepter d'une personne ou d'un groupe sans présenter le moindre risque à leur égard. Une sorte de polymorphisme sympathique extrêmement pratique, mais qui s'est payé au prix fort de la dissolution progressive de ma propre identité.

Arrivé à ce stade dans la rédaction de ce texte, j'ai eu une hésitation ; en me relisant, j'ai eu l'impression d'être immensément prétentieux. Comme si je me dotais illégitimement d'un super-pouvoir qui ne m'appartient pas. Et pourtant, c'est bien une malédiction que d'être susceptible d'user de ce pouvoir de protéiformité, car cela pose un risque redoutable pour l'intégrité d'une personnalité de nature fragile. Essentiellement, parce qu'il confine souvent à l'invisibilité ; sous des abords inoffensifs dont ne transparaît aucun relief, la persona métamorphe s'annonce lisse et compatible par défaut, elle efface toute aspérité, toute caractéristique propre, tout trait pouvant la personnifier, pour se fondre au mieux dans l'image de l'inconscient projeté.

Le danger est évident : l'oubli de sa propre individualité. Soigneusement retranché derrière les contreforts de la citadelle érigée en défense du monde extérieur, l'esprit se calfeutre, se conforme, se soumet, pour finalement s'enfermer dans une spirale d'interrogations infinie et auto-entretenue par le doute de la performance : "Me suis-je assez bien comporté pour qu'ils m'acceptent ?", "Qu'ont-ils pensé de moi ? Me trouvent-ils intéressant ? Suis-je conforme à l'idée qu'ils se font d'une personne intéressante et digne d'être fréquentée ?". Ces questions se posent indépendamment de toute considération intellectuelle ou sociale et ne constituent que l'expression directe d'un affectif atrophié submergé par l'angoisse maladive du rejet, du manque de reconnaissance et de la solitude. C'est le paradoxe étonnant du type populaire mais désespérément seul, de l'asocial qui recherche le contact humain, de l'handicapé du sentiment qui oscille entre recherche effrénée d'un amour impossible et rejet de toute intimité un peu trop prononcée - oscillation, encore et toujours...

Et puis, un jour, au détour d'un événement déroutant de banalité, l'explosion ; soudaine, assourdissante de silence, accompagnée d'une prise de conscience aussi vertigineuse qu'elle est abrupte. La rencontre, quelques années plus tard, du miroir qui vous permet enfin de vous reconnaître pour ce que vous êtes exactement, sans déformation, exagération ni distorsion, juste l'image précise que les armures et les masques vous ont toujours cachée de vous-même, la révélation de votre forme primordiale dans l’œil qui l'accepte sans réserve et sans condition. La pulvérisation, enfin, de vos bases les plus fondamentales, la remise en question de ce qui définit l'essence même de votre identité, le grand questionnement métaphysique qui vous envoie bouler cul-par-dessus-tête aux confins d'un univers en totale mutation, assorti d'une perte de tous vos repères, de toutes vos certitudes et de toutes vos évidences.

Il s’agit rien moins que de la mise à mort rituelle et symbolique de ce “vous” protéiforme de tout temps dédié exclusivement au regard de l'autre. Une renaissance. Le coup de talon salvateur qui vous éloigne du fond de l'abîme et vous propulse, tête la première, vers la surface et ses promesses d'oxygène. La compréhension douloureuse du temps perdu, de l'énergie gaspillée, de l'aveuglement dans lequel vous vous êtes si longtemps fourvoyé. L'approbation. La reconnaissance, si longtemps redoutée et finalement acceptée. Finalement...

Il est parfois nécessaire de s'accrocher au contrôle jusqu'à en perdre la raison pour saisir toute la perversité du sortilège. Reste qu'on en vient à maudire cette empathie hypertrophiée qui vous a conduit à de telle dérives de mimétisme, et cette hypersensibilité qui a fait de vous une véritable éponge gavée de toutes les angoisses d'un monde et minée par ce satané besoin irrépressible et incontrôlable de les prendre sur vos propres épaules. De là le risque que le mantra "l'empathie, c'est le mal" ne devienne un leitmotiv, tant la tentation est forte d'en abuser.

Et puis, enfin, la balance équilibre ses bras et les plateaux s'alignent ; pendant un bref moment, vous comprenez qu'au prix d'un certain effort, l'harmonie est à portée de main, qu'il est possible de conserver une symétrie acceptable sans se perdre dans une aliénation destructrice. Et que cette harmonie requiert un ingrédient essentiel pour conserver une tranquille stabilité : l'abandon des masques et des armures. L'ouverture sans assujettissement. L'excentricité sans la névrose compulsive. L'extravagance sans la folie. La voie du milieu, l'Aurea Mediocritas. La solution est simple, élégante, évidente, et vous n'arrivez pas à comprendre pourquoi il aura fallu si longtemps pour qu'elle vous apparaisse si clairement.

Maintenant, vous savez. Et tout ce qu'il vous reste à faire, c'est de faire le premier pas.

Pas vers les autres. Plus vers les autres. Ou du moins, plus exclusivement.

Mais bien vers vous-même.