Lorsqu'on est de droite, et qu'une personne de gauche nous dit quelque chose qui ne plaît pas, ne convient pas, heurte nos valeurs ou nos convictions, ou ne passe pas le filtre de notre réalité, on va d'instinct rejeter sa parole, le tourner en ridicule, le décrédibiliser, le traiter de tous les noms, affirmer que c'est une mauvaise personne, lui opposer des arguments que l'on estime incontestables ; par exemple, lorsque qu'à gauche, on pointe un problème de société dont les causes prennent indéniablement racine dans les injustices et les inégalités sociales, la droite ricane, conspue, prend des postures offusquées, dénonce mensonge et manipulation, et s'indigne en poussant des glapissements outrés, mais ne va surtout pas discuter du fond, au prétexte que l'on ne discute pas avec une “merde de gauchiasse wokiste” (ou quiconque dont les idées pourraient contredire nos idéaux et notre philosophie de vie).

Cette phrase vous parle, et vous trouvez que c'est une description assez fidèle de ce que vous voyez au quotidien autour de vous ? Vous vous y retrouvez ? J'ai une surprise pour vous : cette phrase décrit parfaitement l'autre côté de l'échiquier politique. Permettez-moi de l'illustrer.

Lorsqu'on est de gauche, et qu'une personne de droite nous dit quelque chose qui ne plaît pas, ne convient pas, heurte nos valeurs ou nos convictions, ou ne passe pas le filtre de notre réalité, on va d'instinct rejeter sa parole, le tourner en ridicule, le décrédibiliser, le traiter de tous les noms, affirmer que c'est une mauvaise personne, lui opposer des arguments que l'on estime incontestables ; par exemple, lorsque qu'à droite, on pointe un problème de société dont les causes prennent indéniablement racine dans certains modèles culturels 1, la gauche glapit, hurle, prend des postures outrées, dénonce mensonge et manipulation, et s'indigne en poussant des cris scandalisés, mais ne va surtout pas discuter du fond, au prétexte que l'on ne discute pas avec une “merde de réac facho raciste” (ou quiconque dont les idées pourraient contredire nos idéaux et notre philosophie de vie).

Vous voyez ? C'est parfaitement interchangeable. Ce qui permet cette exquise permutabilité, c'est la triste réalité que tant la droite que la gauche sont devenues les branches également flétries et putréfiées d'un arbre qui n'en finit plus de pourrir sur pied. La droite est devenue rance et sclérosée en ce qu'elle a troqué ses idéaux d'universalisme et de progrès humain pour la préservation éhontée et sordide de privilèges devenus injustifiables. La gauche est devenue pleutre et opportuniste en ce qu'elle a abandonné ses idéaux d'égalité et de justice pour s'approprier une pensée qui ne sait que diviser, stigmatiser et condamner.

Les représentants politiques des deux camps, eux, ne cessent de sacrifier leur morale, leurs engagements et leurs promesses sur l'autel des petits marchandages électoralistes, du profit personnel, du court-termisme et du populisme facile.

Et, au milieu de ce cirque aux allures de farce grotesque et tragique, perdue dans des méandres et des dédales d'injonctions plus contradictoires de jour en jour, fatiguée de voir la réalité de ses préoccupations quotidiennes ignorée et discréditée, déçue et lassée par le spectacle lamentable d'une foire d'empoigne permanente, la population ordinaire migre lentement vers les antipodes des extrêmes qui, en surfant sur la vague des populismes les plus méprisables, se posent en sauveurs qui garantissent que oui, demain, on rasera bien gratis, si l'on veut bien leur concéder les quelques miettes de pouvoir nécessaires pour faire leurs preuves et tenir leur partition dans la fanfare de la grande Cacophonie.

STOP !!!

Stop.

Faisons un pas en arrière. Prenons un minimum de recul.

Il est commode d'accuser la classe politique. Facile, pratique et déresponsabilisant. C'est oublier que derrière les sigles, les logos, les slogans et les programmes se trouvent des gens, des personnes, des humains comme vous et moi. C'est oublier aussi que c'est nous, et personne d'autre, qui avons choisi ceux qui ont depuis longtemps cessé de nous représenter, pour ne plus représenter que leurs propres intérêts, et qui leur avons donné les outils et les moyens de nous abuser d'importance. La démocratie est devenue un défouloir doublé d'une machine à fabriquer des boucs émissaires, auxquels on imputera sans remords ni état d'âme la responsabilité exclusive de nos échecs collectifs. La vérité crue et nue, c'est que nous ignorons si nous ferions mieux ou pire si nous étions à la même place - et ce serait probablement pire, si l'on veut être un minimum honnête. La vérité est aussi que nous sommes responsables, et qu'il est vain et inutile de perdre son temps à se flageller par seul souci d'afficher une trop ostentatoire vertu.

Tous autant que nous sommes, nous avons renoncé à la raison pour devenir intolérants et sectaires à un degré tellement terrifiant qu'il en dépasse l'entendement. Nous avons délibérément rejeté les ponts qui unissent pour embrasser les abîmes qui divisent. Plus aucun débat n'est possible. Plus aucune discussion n'est envisageable. Seules comptent la conviction et l'affirmation qu'on détient la vérité, et que l'autre est dans l'erreur. Il n'y a plus la moindre nuance ni la moindre mesure. Il n'y a plus la moindre intelligence. Pire, quand par extraordinaire, elles existent encore, elles sont honnies et rejetées au nom de convictions idéologiques dignes des pires caricatures. Nous n'écoutons plus. Nous ne réfléchissons plus. Nous ne pensons plus. Nous n'avons plus de patience, de bienveillance, de tolérance. Il nous faut à tout prix affirmer notre appartenance au groupe auquel nous nous identifions, fût-ce au prix de la négation pure et simple de ceux qui n'en font pas partie. Il nous faut justifier, sans la moindre concession, que notre pureté idéologique transcende même nos valeurs et notre morale. La posture a pris le pas sur le sens, l'identité du messager sur le message, la forme sur le fond.

A ce stade de la polarisation, il est tentant de penser qu'il n'y a plus d'espoir à attendre. La répétition et l'accumulation des crises mondiales - sociétales, idéologiques, économiques, sanitaires, énergétiques et climatiques - sont peut-être le signe qu'il est temps pour l'humanité d'accepter sa condamnation en tant qu'espèce faillie, à plus ou moins brève échéance, et de se résoudre à faire place nette pour celle qui nous remplacera - avec, on l'espère pour elle, plus de bonheur.

Je n'ai aucune prétention de détenir quelque vérité que ce soit. Je n'en détiens par ailleurs aucune. Je me range volontiers dans la masse de ceux que je critique ci-dessus. J'ai conscience de faire partie d'un modèle sociétal exsangue et à bout de souffle. Mais, aucune des solutions proposées ou envisagées pour “réparer le monde” ne me paraît viable sur le long terme, sans devoir au préalable requérir une profonde remise en question de tous les systèmes et de tous les fondamentaux qui sous-tendent et alimentent nos sociétés - toutes nos sociétés, car il n'est pas question ici de privilégier quelque modèle que ce soit au détriment des autres.

Le monde qui nous entoure est fragile autant qu'il est merveilleux. Il est porteur d'espoirs inouïs autant que de menaces immenses. Nous nous sommes délibérément rendus aveugles et sourds à ses beautés, ses grâces et sa magie, pour ne plus en voir que le petit, le mesquin, l'étroit, l'étriqué, le moche et le minable, afin de nous convaincre que nous, nous ne sommes pas “comme ça”, nous valons mieux, nous méritons mieux, et que ce mieux nous est dû, inconditionnellement par la simple nature de ce que nous sommes. Nous avons oublié à quel point le monde est beau lorsqu'on le regarde ensemble. Et, pour remédier à cela - ou du moins avoir une chance d'y arriver, plus que le monde lui-même, c'est notre vision de celui-ci que nous devons à tout prix réparer. C'est notre propre logiciel que nous devons mettre à jour, pas celui du monde.


1 Si l'expression “modèle culturel” vous heurte ou vous dérange, ou que vous avez l'impression qu'elle pourrait implicitement associer culture et religion et de ce fait cibler une religion particulière souvent attaquée par la droite politique, remplacez-la par “modèle idéologique”.