Les gélules et les comprimés sont alignés sur le bureau, en ordre de bataille. Brave petits soldats, figés au garde-à-vous, regroupés en escadrons colorés, dans l'attente de l'ordre qui marquera le début de l'assaut. Les plans ont été établis, éprouvés, la stratégie a été affinée, les objectifs sont clairs. Il ne reste plus qu'à passer à l'action.

Dans "Malpertuis", Jean Ray faisait dire à l'oncle Cassave : "mourir est une chose sérieuse, et il ne faut pas se presser". Se suicider est une affaire tout aussi sérieuse, et qui ne doit souffrir aucun amateurisme.

Alors, comme pour n'importe quel projet, je me suis documenté. J'ai découvert, fasciné, qu'il existait des forums intégralement dévolus au grand voyage volontaire. J'ai passé plusieurs jours à parcourir les témoignages. J'ai lu des pages de discussions où les habitués se partageaient leurs conseils, leurs expériences, leurs trucs, leurs astuces, presque leurs bons plans. Par exemple, penser à prendre un antiémétique une ou deux heures avant, pour éviter d'être retrouvé baignant dans une flaque de vomi, et garantir que votre corps ne rejettera pas le poison que vous lui aurez administré. Rien n'est plus désagréable que de subir des impondérables désagréables quand on cherche à mener un projet à son terme.

Je n'ai encore jamais ouvertement parlé de mes deux TS (Tentative de Suicide, l'acronyme confère à la chose un petit côté mystérieux, un je-ne-sais-quoi réconfortant d'entre-soi pour initiés). Je les ai effleurées çà et là dans mes précédents textes, à peine évoquées au détour d'un paragraphe ou d'une ellipse. Même avec les thérapeutes, je suis resté évasif et discret. Vouloir mourir est une expérience incroyablement intime, extrêmement personnelle, de celles qu'il est impossible d'enfermer dans les mots d'une langue maladroite et intrinsèquement limitée. C'est l'ultime expression du courage comme de la lâcheté. Il faut un courage immense pour décider que la vie n'a plus rien à nous offrir, et une lâcheté toute aussi immense pour obliger ses proches à porter à bout de bras le traumatisme de sa propre mort.

Dans mon cas, les petits soldats ne sont jamais partis pour le champ de bataille. Les ordres de mission ont été court-circuités quelque part entre le commandement et la logistique, autant par peur de me rater et de terminer enfermé dans mon propre corps, que par le doute de n'avoir pas tout essayé avant de baisser le rideau pour la dernière fois. Et puis, aussi, parce que j'étais curieux de voir comment Disney allait continuer à massacrer l'univers Star Wars et si Porcupine Tree allait un jour se reformer. Cela ne m'a pas empêché d'être tenté de réessayer quelques mois plus tard, à la faveur d'une belle ligne droite en côte, la 125 lancée à pleine vitesse et la possibilité d'un camion à contresens. Partir comme Charlie Hunnam dans Sons of Anarchy, mais je ne suis pas Jax Teller.

Si j'en parle aujourd'hui, c'est parce qu'il aura fallu trois ans pour que j'accepte pleinement la réalité de ce que j'ai traversé et que j'arrive à me replonger dans ces moments vides de tout sens, quand je n'étais qu'un atome insignifiant perdu dans un univers infini de doute et de souffrance. Pour que j'arrive à me pardonner d'en être arrivé à de telles extrémités, et dire à mon moi d'alors : "regarde, tu es vivant, et ça n'a pas de prix. Tu n'es peut-être pas guéri, tu n'es pas encore sorti du labyrinthe, mais les issues n'en sont pas murées, et tu finiras par les trouver. De là où je me trouve aujourd'hui, je vois où tu étais alors, et je comprends que tout était perdu. Fors l'espoir".

Une personne m'a dit, un jour : "l'espoir, c'est le prochain pas que tu feras quand tu seras convaincu de ne plus pouvoir mettre un pied devant l'autre ; peu importe que ce pas soit infime, qu'il soit un bond de géant, ou même qu'il n'existe que dans ta tête, l'essentiel est qu'il soit réel pour toi". J'ai fait des millions de pas depuis ces jours funestes, et j'en ferai bien plus encore, avant que la faucheuse ne me convoque pour l'ultime rendez-vous.

Il y a toujours un prochain pas tant qu'on est vivant.