Comme tout un chacun, j'ai connu mon lot de traumatismes ; soigneusement exagérés, consciencieusement entretenus, amoureusement choyés et douloureusement enfouis dans les tréfonds d'un abîme dont je m'étais persuadé qu'il me resterait désormais inaccessible. Pour certains, ils éclipsaient même les vestiges heureux d'une période consciemment révolue. Et comme pour beaucoup, il se trouve qu'un de ces traumatismes est lié à la première histoire d'amour sérieuse qui a traversé ma vie, une histoire lente et majestueuse qui a pris tout son temps, qui a bâti des palais immenses et des châteaux titanesques, qui s'est réchauffée à des feux de camp sur des plages sous des cieux constellés d'étoiles avant de s'en aller mourir sur la pointe des pieds, en toute discrétion.

Avant même de connaître le concept de palais de la mémoire (découvert au détour du roman “Dreamcatcher” de Stephen King) , je m'étais toujours imaginé l'antre où reposaient mes souvenirs comme un grenier gigantesque, un peu poussiéreux, chaud et accueillant, peuplé d'une infinité de boîtes. Chaque boîte, étiquetée avec soin, aurait renfermé une image, un son, une odeur, une chanson, un livre, une sensation, un morceau d'imaginaire quelconque relié à un moment passé. La plupart des boîtes auraient été grandes ouvertes pour me permettre de me repaître de leur de contenu à volonté. Mais quelques-unes auraient été soigneusement scellées, cadenassées sous de lourdes chaînes, et rangées hors de toute vue. Et pour une minorité d'icelles, j'aurais délibérément choisi d'en jeter les clefs au large du Triangle des Bermudes.

Et pourtant...

La période à laquelle débuta cette première relation sérieuse s'inscrit en plein durant mes études supérieures, alors fraîchement débarqué d'un retentissant échec universitaire et tout juste reconverti dans une filière plus en phase avec mes aspirations. Epoque bénie et insouciante, aromatisée à l'odeur de sciure qui recouvrait le parquet des cafés où je terminais mes nuits capiteuses et aux relents d'air humide qui rôdaient dans ma chambre d'étudiant sous combles, bercée par les symphonies synthétiques de Tangerine Dream, de Vangelis et de Jean-Michel Jarre, et qui me trouva un beau jour à attendre sur le quai d'une gare, le cœur battant la chamade, une drôle de fille qui se jeta dans mes bras avec une violence peu commune avant même l'arrêt complet du train. Ce fut le début d'une relation houleuse, heureuse, faite de délices autant que de souffrances, durant sept longues années de passion, d'orages, de disputes, de crises, de joies, de complicité, de bonheurs ineffables, de plaisirs inouïs, de trahisons ordinaires, d'amours sincères et de jalousie douloureuse. Et en guise d'épilogue et de tomber de rideau, une conclusion amère et destructrice qui me laissa très longtemps constellé de blessures béantes.

Toutes ces images et ces odeurs s'étaient dissipées au fil des ans. En surface, du moins, les blessures avaient cicatrisé. Les souvenirs superficiels revenaient parfois, à l'occasion de personnes perdues de vue et croisées par hasard sur les réseaux sociaux ou de flashes aux teintes de déjà-vu - mais rien de bien méchant, juste une petite pointe de nostalgie piquante, sans plus. Et puis, le weekend dernier, sans bien savoir pourquoi, je me suis retrouvé, lors d'une balade improvisée, à l'endroit exact de mes chères études. Hasard ou préméditation ? Impossible à dire ; mais j'ai mené mon pèlerinage avec application, m'attachant à revisiter les endroits où j'avais logé, ceux où j'avais étudié, et ceux où j'avais brûlé par les deux bouts une chandelle passablement efflanquée.

Ce n'était pourtant pas la première fois que je repassais dans le coin depuis la fin de mon idylle, sans que cela n'ait jamais suscité autre chose qu'un vague spleen indéfinissable que j'attribuais alors à la perte d'une jeunesse pas assez savourée. Mais rien de comparable avec la déferlante irrésistible qui me prit par surprise, m'engloutissant brutalement et me contraignant pour un moment à interrompre ma route tant le vertige menaçait de me désarçonner.

C'est presque sans m'en rendre compte que je me suis retrouvé, en cette fin d'après-midi, arrêté sur le refuge d'une aire d'autoroute sous un soleil radieux, la gorge serrée de sanglots muets et incapable d'absorber le déluge incessant des sensations acérées comme des lames affûtées ; mille photos aux couleurs passées me renvoyaient à mille tableaux aux traits imprécis et pourtant d'une netteté éclatante ; mille phrases prononcées par mille voix familières servaient de décor au contrepoint d'un rire éclatant. Son rire, mon dieu, comment avais-je pu oublier son rire ? Son rire que j'aimais tant, dont je me moquais parfois, gentiment, de cette manière qu'elle avait de grogner au plus fort de l'hilarité... Son rire qui, comme s'il n'avait attendu que ce moment pour déverrouiller les lourdes caisses qui les enfermaient depuis plus de vingt ans, avait ouvert toutes grandes les vannes des sentiments si longtemps étouffés. Qu'est-ce que je l'avais aimée, du haut de mes vingt-cinq ans, et comme elle m'avait été essentielle, nécessaire, salutaire, au travers de toutes nos imperfections, de nos attentes déraisonnables et de nos rêves démesurés...

Cette explosion soudaine de toutes ces bulles de mémoire enfouies fut aussi intense qu'inattendue, mais elle fut de celles qui permettent, avec lucidité, de mesurer l'importance du chemin parcouru depuis ces temps lointains où l'on se croyait immortel et invincible, tout gonflés et pétris de la certitude que le monde nous appartenait et qu'il n'attendait que nous pour exister, avec en filigrane une vision très nette de toutes les erreurs commises à cette époque mais sanctionnée d'aucune culpabilité, d'aucun regret de les avoir commises, et adoucie par un regard bienveillant sur cette jeune version de soi-même et sur tous ceux qui ont vingt-cinq ans aujourd'hui.

C'est amusant, la mémoire. C'est un outil étrange, qui procède de buts obscurs et de moyens tortueux. Mais c'est également un instrument merveilleux, un levier primordial pour se réconcilier avec soi-même et prendre conscience des périls qu'il y a à vouloir censurer les épisodes tristes de nos existences. Nous ne sommes jamais, entre autres choses, que la somme de nos expériences ; la mémoire est là pour veiller à ce que nous puissions toujours, à un moment de notre vie, retirer de ces expériences ce qui nous fait aller de l'avant en comprenant (enfin !) qu'il y a toujours du positif en tout, même dans ces boîtes aveuglément cadenassées dans les sombres recoins de nos souvenirs.

Et si au final j'ai un regret, c'est de ne jamais avoir trouvé le temps ou l'occasion de remercier celle dont il est question dans ces lignes d'avoir eu la grâce de croiser ma route et d'avoir partagé avec moi ce bout de chemin. Alors, Nathalie, si tu devais un jour trouver ces mots (parce que je resterais malgré tout trop pudique pour oser te le dire en face) : merci !