Quand je me suis embarqué dans cette aventure en forme de guérison-rédemption, il y a sept mois, je n'avais pas la moindre idée du chemin qui m'attendait ; ni sa nature, ni sa longueur, ni sa destination. Tout ce que je savais, confusément, intuitivement, c'était qu'il me fallait avancer. Un pas à la fois, un pied devant l'autre, les yeux obstinément baissés sur la poussière de la route. Et tenir, les dents serrées, tenir contre les voix qui murmurent, contre le vent du doute qui taillade, contre les mirages qui se profilent à l'horizon, mais surtout tenir contre moi-même. Accepter que j'étais mon pire ennemi n'était que la première d'une longue série de prises de conscience.
Les étapes et les arrêts sont innombrables sur cette voie chaotique qui n'est jalonnée d'aucune borne. C'est qu'il n'y a pas vraiment de mode d'emploi ou de notice pharmaceutique pour se sortir d'une dépression – si tant est qu'on en sorte jamais totalement. Aujourd'hui, je n'ai d'ailleurs pas la prétention d'être “guéri” de quoi que ce soit, même si mon regard sur ce qui m'est arrivé a considérablement changé au cours de ce voyage. Sur le monde autour, aussi ; sur les absences, les attitudes équivoques, les hypocrisies, les jugements, l'intolérance, les indifférences et les mensonges ; sur les inquiétudes, les petits gestes d'attention, les mots anodins, le temps consacré, la bienveillance, l'acceptation, l'empathie ; sur toutes ces insignifiances essentielles qui tissent la trame de nos vies perdues au gré des vents d'un destin qui ne nous appartient plus tout à fait.
Plus qu'une maladie, une dépression est une occasion unique de rebooter sa vie, de se focaliser sur ce qui compte et qui fait une différence, sur ce qui donne un sens à votre existence. C'est une chance inédite de prendre le temps de la réflexion – pas une de ces réflexions de circonstance qu'on s'autorise au détour d'une réunion ou entre deux courses quand on a réussi à voler cinq précieuses minutes à un temps de plus en plus avare de ses faveurs, mais bien une réflexion profonde, fondamentale, sur son identité substantielle, sur ce qui nous définit et qui fait de nous ce que nous sommes au niveau le plus intime, tant par nos choix que par notre héritage moral (la génétique important peu à ce niveau).
Au risque de sonner comme l'un de ces discours New-Age que je suis pourtant le premier à fuir, cette parenthèse forcée dans le cours de ma vie m'aura permis de me recentrer sur moi-même, de comprendre l'importance d'écouter tant mon corps quand il me dit "ça suffit" que mon esprit quand il me dit "je n'en peux plus". Et de prendre le temps nécessaire pour saisir le sens de ces messages qui, auparavant, n'effleuraient même pas le seuil de ma conscience. Etre à l'écoute de soi n'est pas de l'égoïsme, c'est une nécessité. On peut être altruiste et empathique, à l'écoute des autres et désireux de leur être utile et de rendre service tout en restant à sa propre écoute – "centré sur soi" ne veut pas dire "replié sur soi". Les deux positions ne sont pas incompatibles, mais complémentaires, voire consubstantielles ; l'une découle de l'autre, et il est vain de croire qu'on pourra tenir la distance en muselant ou en réprimant la satisfaction de ses besoins intrinsèques. C'est un principe élémentaire que notre monde, ivre de vitesse, de compétition, d'efficacité, de standardisation et de performance, a oublié dans sa course au progrès à tout prix. Dans un système organisé, la résistance du tout se mesure à celle de ses composantes élémentaires. Nous, humains, sommes les composantes de base de nos sociétés, tant collectivistes que corporatives. Et notre résistance est limitée, même si la doxa actuelle tend à minimiser (voire à occulter, quand ce n'est pas carrément à discréditer) cette réalité.
Oh, j'ai bien conscience d'enfoncer ici d'innombrables portes ouvertes et de me vautrer dans un ramassis de banalités, mais peu importe ; il n'en reste pas moins que ces vérités évidentes, même sous des dehors de truismes aux reflets de lapalissades, méritent qu'on s'y arrête un instant pour les examiner à l'aune du bon sens et saisir la nature de leur signification profonde. Il est de ces choses que l'on tient tellement pour acquises qu'on a tendance à en perdre la notion. Elles deviennent alors des mots vides, creux, des espèces de tautologies que l'on brandit à tout bout de champ pour se donner bonne conscience et se persuader qu'on a un semblant de contrôle sur une fuite en avant qui nous échappe, jusqu'au moment inévitable où la réalité nous rattrape douloureusement.
Sortir d'une dépression, c'est avant tout se resynchroniser avec soi-même, accepter de reconnaître comme sien le reflet que le miroir nous renvoie, aussi peu flatteur soit-il. C'est accepter qu'on est faillible, qu'on a des limites, et que ces limites existent pour de bonnes raisons. C'est aussi accepter que les autres soient tout aussi faillibles par nature et par essence, et que la seule manière de vivre avec cette réalité est de faire preuve de bienveillance, tant envers soi qu'envers les autres. C'est un travail de longue haleine, un combat de tous les instants, une nécessité de réapprendre les vertus de la flânerie, de l'ennui et de la paresse, tant la tentation peut être grande de reprendre la frénésie d'une vie vécue à cent à l'heure, bouillonnante d'activité, qui vous porte toujours plus loin, plus vite, plus haut à coup de perfusions d'ocytocine et de dopamine et de cocktails d'adrénaline et d'endorphine. C'est exaltant, valorisant, grisant, enivrant, excitant... Mais c'est surtout un rythme qui ne pourra être supporté indéfiniment ; un jour où l'autre, la machine tombe en panne, le système se dégrade, et la vie se charge de vous présenter l'addition.
C'est à ce moment que se pose un choix cornélien ; pas celui de savoir s'il faut se battre ou baisser les bras, mais bien de savoir si on va considérer ce qui nous arrive comme une occasion inespérée de remettre notre vie sur une bonne voie ou si on va voir ça comme une simple épreuve de plus qu'il faut affronter et dont il faut sortir vainqueur quel qu’en soit le prix et peu importent les dommages collatéraux. Et qu'il soit clair que la notion de “bonne voie” ne doit pas se mesurer selon les modèles que nous présente une société normée à l'excès, mais bien selon ce qui nous parle de conviction et d'intimité – fût-ce à contre-courant du rôle et des postures qu'on voudrait nous voir adopter (rappelez-vous des masques et des costumes...).
C'est cette perspective qui va déterminer notre rapport à la maladie – et je ne dis pas que c'est une chose facile, bien au contraire ; il faut oser s'enfoncer profondément dans les couches de notre conscience pour accepter la nécessité de porter un regard détaché, voire analytique, sur ce qui nous arrive et sur ce qui nous a mené à cet embranchement. Il faut aussi du courage pour admettre sa faillibilité, pour lâcher prise au point d'accepter que notre rétablissement dépend autant de nous-même que de notre rapport aux autres. Cela pourrait paraître d'une prétention folle, mais il faut avoir vécu la chute pour découvrir comment remonter. Tant que vous n'êtes pas tombé à terre, vous ne verrez pas les mains qui se tendent pour vous aider à vous relever ; tout au plus croiserez-vous dans votre course sans fin des gens dont le regard semble rivé vers le sol, et dont les aphorismes d'une société percluse d'individualisme vous convaincront qu'ils ne sont pas dignes d'intérêt car leur attention ne se porte pas en avant, comme la vôtre.
Ce que je suis aujourd'hui, après ces sept mois de route, cette version que je pense (toute prétention mise à part) améliorée de moi-même, plus bienveillant et plus mesuré, c'est à toutes ces personnes qui ont pris la peine de regarder vers le sol et dont la route a croisé la mienne que je le dois, qu'elles s'appellent Valérie, Catherine, Valérianne, Vanessa, Naàlia, Dominique, Nathalie, Lucas, Cédric, Seb, Fred, Alain, Stéphane, Yves... (et j'en oublie certainement). Toutes, à un moment où plus rien ne semblait avoir le moindre sens, m'auront tendu la main, aidé à me relever et permis de garder foi en moi, de rester persuadé que le meilleur restait à venir, que les multiples vies que nous offre l'existence sont autant de mondes à explorer avec une curiosité avide, que rien n'est jamais définitivement écrit, que nous sommes les seuls acteurs de notre propre bonheur, que les seules attitudes appropriées pour intégrer l'univers qui nous entoure sont l'émerveillement et la gentillesse, et que les étoiles scintillent au firmament même dans les moments les plus sombres.
A jamais, je leur suis redevable de m'avoir montré, chacun·e à leur manière, la lumière qui brille au bout du tunnel.