Outre les centaines de milliers de décès, la détresse psychologique et le désastre économique sans précédent qui constituent indéniablement le tribut le plus tragique à payer à la pandémie, la crise sanitaire inédite qui frappe l'humanité depuis bientôt un an aura surtout fait quatre victimes majeures qu'hélas peu de monde semble aujourd'hui pleurer, et dont le sort n'émeut guère les foules. Ces victimes, silencieuses et anonymes, sont pourtant terriblement représentatives des dégâts immenses causés par l'épidémie de coronavirus.

La première, c'est la crédibilité de la science qui, si elle n'est pas toute-puissante et ne doit jamais être érigée en religion ni en secte, doit néanmoins être envisagée avec tout le respect et toute la considération que lui valent les efforts acharnés d'innombrables scientifiques qui ont œuvré sans relâche pour fournir au monde le fil d'Ariane essentiel qui lui garantira tôt ou tard la sortie du labyrinthe - et ce, alors qu'elle a pourtant énormément souffert des prises de position éminemment dogmatiques de confiscateurs d'attention toxiques et boursouflés d'orgueil. Il nous faut croire en la science sans verser dans le scientisme, et surtout la respecter, parce que nous sommes dans un contexte où la croyance des délires de quelques illuminés et la foi aveugle dans les marchands de miracles ne suffisent clairement plus.

Ensuite, la confiance des citoyens dans la fiabilité de leurs institutions, qu'elles soient internationales, nationales, régionales ou locales. Cette confiance, qui s'était déjà considérablement effritée au cours des dernières années, s'est finalement réduite comme peau de chagrin, en grande partie à cause de l'attitude irresponsable et des décisions inconséquentes de gouvernants retranchés derrière des cohortes d'experts érigés en gilets pare-balles, et dont les préoccupations d'une mesquinerie et d'une déconnexion rares n'ont cessé de conforter les populations désemparées dans l'affligeante conviction que le seul souci du corps politique était sa propre survie au détriment de toute autre partie de la société.

Il nous faut également compter au rang de ces martyrs discrets la légitimité des médias, presse et télé en tête, qui ont flairé dès le début tout le profit qu'il y avait à tirer d'une situation exceptionnelle, quitte à faire enfler jusqu'à des proportions grotesques et démesurées un climat anxiogène propice à faire s'envoler dans la stratosphère les taux de clic, de partage, de buzz et d'occupation de l'espace, et tant pis si ces envolées devaient tôt au tard rejoindre celles, nettement plus concrètes, des contaminations et de la déliquescence d'une société en perte complète de repères.

Enfin, la perte la plus douloureuse sera certainement l'humilité : celle de la science devant l'inconnu, celle du quidam devant la connaissance, celle du politique face à son rôle de préservation de la société, et celle de la population face au besoin de solidarité, pour n'en citer que quelques exemples (mais il y en a d'innombrables). Au lieu de cela, nous avons assisté au spectacle pathétique de toubibs mégalos qui se la jouaient rock-star quitte à devoir pour cela mentir comme des arracheurs de dents ou des bonimenteurs vendant leur huile de serpent ; d'experts autoproclamés qui ont à merveille illustré tous les travers de l'ultracrépidarianisme et de l'effet Dunning-Kruger en se convaincant qu'après avoir digéré deux vidéos Youtube et un demi-thread mal torché sur Doctissimo ils pouvaient en remonter à des pointures reconnues et renommées ayant des décades d'expérience derrière eux dans des domaines d'une complexité effarante ; de politicards qui se sont accaparé la couverture médiatique avec une indécence et un égoïsme rarement atteints ; et d'abrutis finis (je ne trouve pas d'autre qualificatif) qui ont passé leur temps à critiquer, décrédibiliser et démolir tout ce qui était mis en place pour essayer de nous garantir une vie la plus normale possible en dépit des contraintes et des restrictions.

A ces quatre victimes, je terminerai en y ajoutant une cinquième : le bon sens. Celui qui vous fait tourner sept fois votre langue dans votre bouche ou votre pensée dans votre cerveau avant d'émettre des énormités. Celui qui vous pousse à essayer, même si c'est à un modeste niveau, d'analyser les faits qu'on vous jette en pâture sous des angles contradictoires. Celui qui vous rappelle le bon vieux principe du rasoir d'Ockham et vous guide pour démêler le vraisemblable parfois complexe et dérangeant du trop facile, du trop tentant, du trop confortable et du trop rassurant. Celui qui vous souffle qu'il est vain et dangereux de prendre pour acquise l'espèce de bouillie prémâchée, simpliste et dichotomique à l'excès, que distillent des réseaux pas si sociaux que cela sous le dehors insidieux d'une information d'opinion. Celui qui vous fait sentir au fond de vos tripes que oui, le masque est utile, la distanciation sociale aussi, le confinement qui s'annonce autant inévitable qu'il sera nécessaire.

Car en fin de compte, c'est ce bon sens qui nous maintient en vie, et nous en avons tous un besoin crucial, ne serait-ce que parce qu'il nous aidera à supporter l'insupportable en attendant le retour de la vie d'avant, la vie où nous attendent câlins, étreintes, éclats de rire, festins de joies, plaisirs simples, moments précieux, bains de peau et de minuit sous les étoiles, doigts qui s'effleurent, baisers volés. Et surtout, la communion avec une humanité qui a soif de retrouver sa normalité et son caractère intrinsèquement social.

Alors écoutons-le, ce bon sens, parce que même si nous n'avons pas envie de l'écouter, il a pourtant tellement à nous dire.