Elle est revenue, plus forte que jamais.
Je la croyais partie, mais elle était toujours là, tapie comme une métastase aux longs tentacules profondément enracinés. Invisible, mais présente. À peine perceptible, elle s'était faite discrète, faisant mine de s'effacer humblement devant le retour du goût de vivre.
Elle s'était déguisée pour ne pas être reconnue. Fondue dans l'anonymat, vêtue de tenues trop ternes pour qu'on lui prête attention. Elle glissait, parfois, à la lisière du conscient, toutefois trop fugace pour que l'œil intérieur s'y arrête.
Elle avait pris le maquis. Genou à terre, elle s'était avouée vaincue du bout des lèvres, déjà déterminée à rejoindre la résistance.
Ma vieille amie. Ma meilleure ennemie. Ma nymphe des ombres. Ma muse mélancolique. Ma dépression.
Au début, ce fut imperceptible. La coïncidence de la météo automnale me fit douter d'une intuition fugace. Les nuages gris et le vent froid faisaient écho aux sombres draperies calfeutrant occasionnellement mes sens. Des masses obscures et massives, roulant derrière mes paupières, ourlaient d'un coton fuligineux les contours du monde de dehors. Je n'y prêtais guère attention ; je savais la déprime saisonnière embusquée derrière chaque feuille morte, chaque goutte de pluie, chaque flaque livide, chaque matin blafard. J'y avais survécu, j'y survivrais encore.
Et puis, je changeais. Tout aussi imperceptiblement. Un rien d'agressivité. Un soupçon de sensibilité. Un atome de susceptibilité. Rien de défini, juste un affect à peine plus à fleur de peau que d'ordinaire. Je ne m'inquiétais toujours pas.
Puis ce furent l'aigreur, la fureur, la colère, la peur, la culpabilité. La vieille cohorte familière s'était ébranlée sur les chemins poussiéreux qui jalonnent la voie vers l'abîme. Les émotions distordues, boursouflées, méconnaissables, la réalité déchirée, les nœuds dans l'estomac, les nuits blanches roulé en boule dans un océan moite de draps froissés. Et les pleurs, interminables, inextinguibles. Et les dérapages, les blessures infligées, la honte, le remords.
La dame noire avait regagné sa forteresse, fait maison nette et repris ses quartiers dans l'écrin de ma conscience. Je n'avais rien vu. Elle avait ramené avec elle les tentantes pulsions de mort, les envies de ne plus exister, les convictions de superfluité, la rassurante certitude de l'imposture, toutes les chères compagnes de mes chemins sombres, à nouveau à mes côtés, fidèles et loyales.
– Dépression chronique...
– Vous êtes certain ?
– Les signes ne trompent pas.
– Je n'étais pas guéri, alors ?
– On n'en guérit jamais tout à fait, vous savez. On vit avec.
Éclipses. Couloirs. Labyrinthes.
– Voilà, je vous ai tout raconté.
– Je ne crois pas, non.
– Vous croyez qu'il y a plus à dire ?
– On verra la fois prochaine ?
– Ah. Mais vous pensez que vous pourrez m'aider ?
– Bienvenue...
Rideau. Torrent. Aube grise.
Il y a deux ans, je crânais en affirmant désormais la connaître, et fanfaronnais sur mes supposées aptitudes à déjouer ses manœuvres sournoises. Je m'étais laissé abuser comme un bleu gavé de sipralexa. Elle était revenue pour interfacer mon psychisme avec un mur de glace immaculée et scintillante. Je n'avais rien vu. Rien du tout.
On vit avec, oui. Je vis avec, désormais. C'est une colocataire encombrante et indocile. Fantasque. Imprévisible. Un rien peut la faire sortir de sa chambre, il suffit d'une odeur un peu trop âcre, d'un bruit un peu trop aigu, d'une intonation un peu trop sèche, d'une couleur un peu trop vive. Un rien peut l'y confiner, aussi, un sourire, une caresse, un mot, un baiser. Elle s'accroche à mon dos sur le fil qui surplombe les falaises du précipice. Elle murmure à mon oreille lors des crépuscules de morne solitude. Et je suis, moi, dérisoire devant elle qui fit plier princes, monarques et empires du bout de ses doigts.
Mais dorénavant, je la vois. Je dois être vigilant. Je sais que si je baisse ma garde, elle sautera sur l'occasion de m'entraîner avec elle au fond du maelstrom. Je ne me laisserai plus surprendre.
J'espère...