La tradition populaire dépeint volontiers la dépression comme une entité monolithique, et entretient encore et toujours le cliché d'une affection qui ne touche que les personnes faibles et sans volonté. La vérité est, comme il est d'usage, bien plus nuancée, et il existe autant de variantes de la maladie qu'il y a de malades. Elle est protéiforme, changeante et multiple, à l'instar d'un nuage qui peut prendre différentes formes, et qui serait parfois sombre et menaçant, comme la dépression majeure ; plus diffus et persistant, comme la dysthymie (ou dépression chronique) ; ou accompagné de tempêtes maniaques ou hypomaniaques, comme le trouble bipolaire ou la cyclothymie. Elle peut survenir autant après un événement heureux, comme la naissance d'un enfant, qu'après un événement difficile, comme la perte d'un emploi. Elle peut même apparaître spontanément, sans prévenir, et sans qu'il n'y ait eu conscience du moindre signe avant-coureur.
En Belgique, il y aurait de 100.000 à 200.000 malades (chiffres 2021). Dans les faits, à cause de la réticence des personnes touchées à reconnaître et à accepter la réalité leur état, du peu de considération de la maladie dans certains milieux ou secteurs, ou encore de la culpabilité exacerbée et la peur du jugement de l'entourage privé ou professionnel, il y aurait en réalité de 3 à 5 fois plus de personnes touchées à divers degrés. Quant à l'issue fatale qui touche les malades (et qui est quasiment toujours le suicide), il se produirait dans 15 à 20% des cas. On a estimé qu'environ 70% des personnes qui se suicident souffraient d'une dépression sévère mal traitée, mal diagnostiquée ou mal accompagnée.
La dépression est une maladie réelle et grave, qui peut littéralement ruiner des vies sans pour autant les conduire jusqu'à l'extrémité du suicide. La première chose dont les dépressifs ont besoin, c'est d'être compris et reconnus. Écoutés, aussi, quand ils ont besoin de s'exprimer. Ne les jugez pas, ne leur faites pas la morale, ne tentez surtout pas de les culpabiliser. Faites-leur sentir votre affection, soyez présents sans être envahissants. Ne pensez pas ou ne décidez pas à leur place. Un dépressif sait qu'il est en dépression. Il sait qu'il est malade. Il n'a pas besoin qu'on le lui rappelle constamment. Surtout, de grâce, sortez-vous de l'esprit l'idée qu'il suffirait de quelques petites pilules roses pour qu'ils se remettent sur pied. Si cela fonctionnait réellement, il n'y aurait plus de dépressifs depuis longtemps. Je ne prétends évidemment pas que les traitements médicamenteux sont inutiles ; au contraire, ils sont aussi essentiels que nécessaires ; mais ils ne suffisent pas, voire peuvent produire des résultats totalement contraires à ceux attendus, et doivent impérativement être assortis d'un suivi et d'un accompagnement psychologique et/ou psychiatrique adapté.
Ne soyez pas tentés de faire rentrer un dépressif dans une case juste pour en avoir croisé d'autres avant, ou pour avoir lu ou entendu des choses sur le sujet. Personnellement, je me permets de parler de cette maladie parce que j'y suis confronté quotidiennement, et qu'elle est devenue une composante intégrale de ma vie. Cela ne me procure bien sûr aucune légitimité particulière, sinon celle de mon expérience (qui ne saurait, bien entendu, outrepasser celle des professionnels de la santé mentale).
L'ordinaire d'une personne souffrant de dépression, c'est qu'elle est susceptible de basculer vers un côté sombre en un instant, à cause d'un stimulus extérieur, d'une pensée parasite, d'une remarque, d'un jugement, d'une image, d'un son, d'une odeur, voire d'une simple sensation. L'horizon d'une personne dépressive est bordé par ce que j'appelle ses "chemins sombres". L'esprit est sans cesse tenté de s'y engouffrer, car la noirceur qui y règne constitue, paradoxalement, une zone de confort où le malade se retrouve en territoire familier et connu. Dans ces zones à la lisière de la conscience, là où les voix et les démons ont élu domicile, le dépressif espère retrouver un semblant de stabilité et de normalité, fût-ce au prix d'un certain mal-être, mais dont il a pris l'habitude, et qu'il entretient l'illusion de pouvoir contrôler. Les ténèbres familières le protègent d'un monde extérieur devenu subitement hostile et inhospitalier. Ce mécanisme, aussi perverti puisse-t-il sembler à première vue, n'est rien d'autre qu'une manifestation de l'instinct de préservation, et est souvent perçu par l'entourage et la société comme de l'auto-apitoiement, de l'auto-commisération, voire un besoin malsain de se complaire dans son malheur.
C'est cette perception qui engendre et entretient l'idée bien ancrée, mais totalement erronée, que la meilleure manière de sortir de la dépression est de se "bouger le cul", d'arrêter de "pleurer sur son sort" et de "prendre conscience qu'il y a toujours pire que soi". Sachez qu'une personne dépressive ne fonctionne pas comme vous. Elle est biologiquement et physiologiquement incapable de voir et de comprendre les choses comme vous les voyez. Les discours de motivation n'ont aucun effet, et répéter qu'il suffit de faire preuve de volonté pour s'en sortir est franchement la pire des choses à dire à un dépressif. Ça ne fait que stimuler la culpabilité et la perte d'estime de soi. En effet, l'un des vecteurs essentiels de la dépression – si pas le principal – est la culpabilité. Plus que la mauvaise image, la perte d'intérêt et de motivation ou le manque de confiance en ses capacités, c'est le socle sur lequel s'appuient tous les mécanismes de dévalorisation du soi. Les personnes dépressives se sentent coupables d'être dépressives, pour des raisons qui ne sont liées ni à leur comportement, ni à leurs actions, ni à leurs pensées. Bien qu'illogique, cela entrave leur faculté à se libérer d'un carcan qui les retient cloués au sol. Elles sont aussi profondément conscientes de la charge et de la difficulté que leur maladie impose à leur entourage, et cela peut davantage exacerber leur honte. Être l'ami, le compagnon ou le conjoint d'une personne dépressive n'est pas une partie de plaisir, loin de là. Une personne souffrant de dépression a besoin de bienveillance, de patience, d'acceptation et de compréhension. Elle a un besoin vital que la réalité de sa maladie et des conséquences qu'elle a sur son quotidien soit reconnue et validée.
Être dépressif, c'est également douter de tout, en tout temps et en tout lieu, à commencer de soi-même. La moindre pensée est passée au crible d'une sévérité inhumaine. La pertinence et la légitimité de chaque avis, de chaque opinion, jusqu'à celle de chaque connaissance, vont être remises en question de manière systématique. Même ce qui est, d'ordinaire, tenu pour irréfragable devient sujet à caution et à doute. Au-dessus de chaque mot prononcé, de chaque phrase écrite et de chaque pensée ébauchée, plane le spectre de l'imposture. La personne dépressive estime, par conséquent, devoir être prête à fournir systématiquement une preuve irréfutable de ce qu'elle avance si elle veut qu'on lui reconnaisse un minimum de crédit – la charge de cette preuve reposant intégralement sur ses seules épaules. Ce sentiment d'illégitimité est d'un potentiel destructeur tout bonnement dévastateur, et contribue à l'épuisement constant du malade.
En outre, la dépression ne se manifeste pas que dans la tête, mais également dans le corps. Loin d'être circonscrite aux symptômes les plus connus qui sont l'abattement, la perte de motivation, la perte de l'envie (de tout en gros) et le repli sur soi, c'est une maladie qui va physiquement modifier la configuration du cerveau des personnes touchées. Chez un dépressif, des zones précises du cerveau vont changer : le cortex préfrontal, le thalamus, l'hippocampe, ou encore l'amygdale. Certaines de ces zones vont s'atrophier, comme le cortex préfrontal ou l'hippocampe, d'autres vont devenir hyperactives comme l'amygdale. Cela va induire un déséquilibre hormonal (notamment dans la production d'ocytocine, de dopamine ou de sérotonine), des troubles de mémoire, des difficultés d'apprentissage, une incapacité à gérer les émotions même les plus bénignes, des troubles de perception sensorielle (p.e. toucher, douleur, température), et une baisse générale des facultés cognitives supérieures. Pire : comme la dépression est une maladie fortement récurrente (on estime le risque de rechute à plus de 50% après un épisode dépressif, et jusqu'à 90% après trois), les effets négatifs vont se renforcer au gré des épisodes. On a alors le risque que s'installe une forme chronique de la maladie, beaucoup plus difficile à soigner (on ne parle même pas de guérison, juste de s'assurer qu'on ne tombe pas dans une spirale suicidaire), même s'il est communément reconnu que les dépressions chroniques sont, paradoxalement, plus légères et moins lourdes à porter (mais beaucoup plus susceptibles de causer des rechutes ponctuelles).
Il est aussi important de comprendre que la dépression a un impact majeur sur la capacité d'une personne à penser clairement (c'est-à-dire à penser de manière rationnelle et critique, à prendre des décisions judicieuses et réfléchies, et à résoudre des problèmes), et à gérer ses émotions de manière appropriée. Les personnes dépressives peuvent avoir des opinions contradictoires ou extrêmes qui ne reflètent pas leur véritable personnalité ou leurs valeurs fondamentales. Il faut avoir conscience que ces opinions sont influencées par des facteurs tels que l'éducation, l'expérience personnelle, la culture et l'humeur du moment. La personne déprimée peut, sans le vouloir et sans le savoir, voir son jugement et sa perception de la réalité altérés par la maladie dont elle souffre, et cela peut aller jusqu'à la détourner des valeurs qui sont généralement les siennes, par exemple en affichant des opinions négatives sur elle-même, sur les autres, sur le monde, jusqu'à adopter des positions radicales sur des sujets politiques ou sociaux. Cela peut avoir pour conséquence qu'on soit tenté de rejeter une personne dépressive en raison des opinions qu'elle exprime, voire de penser qu'elle s'abrite délibérément derrière le fait de leur maladie pour s'affranchir d'une certaine restriction de parole. Je crois qu'il faut, au contraire et dans la mesure du possible, l'écouter et la soutenir dans sa lutte contre la maladie. Il doit toujours être possible de discuter d'opinions et d'idées de manière respectueuse et ouverte, sans chercher à dénigrer les opinions de l'autre et en exprimant les siennes de manière calme et réfléchie, de traiter les personnes atteintes de dépression avec empathie, compassion et compréhension, d'éviter tout comportement susceptible d'aggraver leur santé mentale, sans pour autant leur concéder le droit de proférer les pires horreurs.
La dépression n'est pas une banale mélancolie hivernale, une fatigue passagère ou un simple trouble de l'humeur. C'est une maladie sérieuse, profonde, insidieuse, incapacitante et débilitante, souvent gravement sous-estimée, avec des effets dramatiques et considérables sur la santé et les capacités physiques et intellectuelles du malade. Essayez de ne pas sous-estimer l'état d'un dépressif avec des "mais si ça va aller, tu vas vite te remettre". L'allié principal du malade est également son pire ennemi : le temps. Guérir d'une dépression prend beaucoup de temps, et il est illusoire vouloir se convaincre du contraire. Si vous avez dans votre entourage, votre famille ou vos relations, une personne touchée par cette maladie, sachez que vous pouvez l'aider par des actes très simples et très concrets. Soyez à l'écoute. Évitez les clichés, les encouragements creux et les poncifs de comptoir. Ne niez ni ne minimisez la souffrance vécue. Respectez le besoin d'isolation quand il se manifeste, mais transmettez le message que vous êtes là si nécessaire. Parlez, même des choses les plus banales, des plus anodines, car cela permet d'aider le malade à s'ancrer dans une réalité qui lui échappe. Et, si vous ne savez que dire, ne dites rien, soyez tout simplement présent. C'est déjà immense, pour toute personne qui souffre de cette maladie, de savoir qu'elle n'est pas seule. La qualité de l'entourage d'un malade, loin d'être anecdotique, constitue un atout hélas trop souvent sous-estimé dans le combat difficile vers un mieux-aller.