Drôle d'époque que celle que nous vivons. L'incertitude règne en maître, toute tentative de prévision ou de planification est peu ou prou vouée à l'échec, et nos vies se déroulent suivant le rythme lent d'un pas-à-pas coincé à l'échelle du jour. Ce n'est pas une époque pour les optimistes, ni même pour les réalistes ; c'est une époque sombre, triste, figée dans des instantanés froids nuancés de gris - sauf pour les asociaux et les introvertis. Eux, franchement, ils doivent prendre leur pied comme jamais !

Englué dans la routine immuable d'une morne monotonie, on se souhaiterait asocial ou introverti pour pouvoir l'affronter avec un semblant de sérénité, avec l'habitude de ces jours que plus rien d'inattendu ne transperce si ce ne sont l'annonce des reconfinements et des déconfinements successifs et le décompte entêtant des contaminations, des décès et des hospitalisations. Car il est de notoriété publique, à grand renfort de memes et d'idées préconçues, que les introvertis et les asociaux vivent actuellement la plus belle période de leur vie. Or, rien n'est plus faux, et les asociaux dégustent tout autant que les autres.

Commençons par débunker quelques idées reçues. Tout d'abord, un asocial n'est pas une personne qui fuit comme la peste la compagnie de ses coreligionnaires. Ensuite, il ne s'agit pas de quelqu'un qui a une aversion absolue pour tout contact humain. Enfin, ce n'est pas non plus le genre de personne qui va s'évanouir d'angoisse en présence d'autres gens, ou qui abandonne toute civilisation pour aller s'enterrer dans les bois, vivre sans âme qui vive à cent kilomètres à la ronde et dont l'expression retourne peu à peu vers un sabir inarticulé fait de grognements et de jappements.

En fait, c'est tout le contraire : un asocial est un individu généralement doté d'une conscience aigue des dynamiques sociales. C'est un paradoxe déroutant dans la mesure où ils apparaissent d'ordinaire gauches, peu à l'aise et retranchés derrière une attitude plutôt défensive à la moindre perspective d'une interaction avec autrui, même si c'est en fin de compte ce type de conscience qui les pousse à se protéger en choisissant plutôt le repli, la distance et la solitude. Ce qui m'amène à un éclaircir un autre point qui est souvent source de confusion : un asocial et un introverti, ce n'est pas la même chose, loin s'en faut. Le premier aura tendance à éviter les contacts de foule quand le second peut s'y sentir tout à fait à son aise ; le premier préfère n'être en compagnie que de lui-même, ou de quelques rares personnes soigneusement triées sur le volet, alors que le second ne voit pas d'inconvénient à entretenir un cercle plus large mais optera de préférence pour la compagnie de ses propres pensées. Le repli sur soi du premier paraîtra davantage physique que celui du second qui est davantage psychologique. Et on peut parfaitement trouver des asociaux extravertis comme des introvertis sociables.

Mais tout cela nous éloigne de notre propos ; les asociaux peuvent-ils ressentir la solitude, voire en souffrir ? Contre toute attente... Oui.

En temps normal, l'asocial évolue dans une bulle qu'il a lui-même créée. Il a décidé d'y vivre et de réduire sa connexion avec le reste du monde, mais ce monde continue à exister et à fonctionner indépendamment de son choix. Au gré de sa vie, les échos de ce monde remontent jusqu'à lui de façon plus ou moins étouffée, plus ou moins indistincte. Ce brouhaha, cette vague rumeur, ce bruit de fond permanent existent pour figurer un contrepoint à la solitude choisie. Et à moins de faire le choix extrême de l'exil loin de toute trace de civilisation, cette image en filigrane reste présente comme une sorte de repère fantôme mais néanmoins rassurant, dans la mesure où il contribue à donner corps à la sensation que l'isolement est une décision pesée et réfléchie, et non un fardeau subi et contraint.

Et c'est justement là que l'époque bizarre que nous vivons tord singulièrement le cou à ces images d'Épinal de l'asocial épanoui dans un monde post-apocalyptique dont toute présence humaine aurait disparu ; les asociaux souffrent tout autant de cette solitude qui leur a été imposée justement parce qu'ils n'ont pas eu le loisir de la choisir délibérément. La multiplication des contraintes contradictoires, les discours contraires, le climat de suspicion délétère et la défiance généralisée envers des autorités en chute libre de leur piédestal sont autant de jalons qui vont appuyer, parfois douloureusement, le fait que même l'asocial le plus radical a besoin de pouvoir de temps à autre gratter le palimpseste de sa solitude pour retrouver la trame qui le relie, bien que de manière extrêmement ténue, au reste de la grande tribu humaine.

Au final, c'est un besoin bien humain qui rapproche l'asocial de ces racines qu'il tente (in)consciemment de rejeter : le besoin d'affection et la conscience de faire partie d'un ensemble plus vaste que lui, lorsque le sentiment d'appartenance au tissu social de son espèce transcende l'impératif de l'isolement. Et lorsque cette exigence de reconnexion à sa nature profonde d'animal social lui est refusée, même l'asocial le plus endurci peut dépérir et s'étioler sous les coups insidieux d'une solitude imposée.