L'autre jour, je vous ai parlé d'un énorme clin d’œil dans l'un des bouquins de la série "Eymerich" de Valerio Evangelisti. En fait de clin d’œil, il aurait fallu parler d'hommage. Et quel hommage ! Loin d'un plagiat bête et méchant, l'auteur italien a su se réapproprier à sa manière un des mythes fondateurs de la littérature fantastique moderne. Et c'est justement ce mythe que je vous propose de découvrir aujourd'hui.
Le nom de Raymond Jean Marie De Kremer vous est peut-être inconnu, mais celui de Jean Ray vous sera peut-être plus familier. Maître reconnu du fantastique belge, écrivain prolifique aux innombrables nouvelles (Les Contes du whisky, La Croisière des ombres, Les Derniers Contes de Canterbury, Le Livre des fantômes, Les Contes noirs du golf, et bien d'autres encore), il aura écrit plus de quatorze mille textes, contes, poèmes sous un nombre impressionnant de pseudonymes. Et parmi cette production impressionnante se détache une oeuvre en particulier : "Malpertuis".
Maison maudite frappée du sceau de l'infâme, siège de pouvoirs impies et de sombres desseins, théâtre d'une tragédie aux accents millénaires, Malpertuis est sans conteste l'acteur principal de ce roman qui va alterner tant de points de vue que de narrateurs au fil d'un récit torturé émaillé de fragments provenant d'un enchâssement de manuscrits, et autour duquel s'agitent pathétiquement des protagonistes dont le destin semble scellé dès les premières lignes - destin qui, d'ailleurs, ne sera lui-même qu'un des figurants de cette farce terrible et cruelle qui pose une réflexion funeste sur l'inéluctabilité de notre condition humaine.
Parler de Malpertuis sans en dévoiler l'intrigue et téméraire. Disons seulement qu'il s'agit d'un pacte passé - à contrecœur pour la plupart d'entre eux - par des personnages forcés bien malgré eux de cohabiter dans une entente fragile, mais que le sort et les circonstances vont éliminer implacablement les uns après les autres quand ce n'est pas pour les contraindre à la folie. Et on ne peut en dire plus sans risquer de lever trop haut le coin du voile et de laisser deviner quelque science maudite qu'un Edgar Poe ou d'un H.P. Lovecraft auraient appréciée à sa juste valeur.
A l'image de nombre des livres qui ont ma préférence, Malpertuis se présente comme un voyage dans un labyrinthe. Le lecteur sera souvent amené à se perdre dans les méandres des intrigues avant de se voire contraint de rebrousser chemin et de se retrouver devant l'huis sombre et menaçant de la sinistre bâtisse. Et à l'instar des interprètes du récit, il n'aura d'autre choix que se replonger encore et encore dans les tréfonds de la demeure maudite. Malpertuis est de ces œuvres auxquelles on revient sans cesse avec délices au détour d'une image, d'un son ou d'une phrase lue on ne sait où, et qui vous fera sienne à l'instant où vous en aurez lu les premiers mots.
Pas de recommandation pour un accompagnement sonore, aujourd'hui ; tout au plus pourrais-je vous suggérer le compositeur japonais Joe Hisaishi, dont les notes cristallines de certains morceaux issus des bandes originales du "Voyage de Chihiro" et de "Princesse Mononoke" réchauffent et éclairent quelque peu les vastes et lugubres pièces vides de l'angoissante maison...
Bonne promenage (évitez les coins un peu trop sombres), prenez soin de vous et de vos proches, et restez chez vous !
(Note : de grâce, évitez absolument le film de Kümel de 1971 ; non seulement il est cornichonnesque et grotesque au possible, mais surtout il ne rend en rien justice au bouquin de Jean Ray).