Devoir de mémoire
Nombre de psychologues, de neurologues, de philosophes ou encore de chercheurs admettent (à des degrés divers) le concept de "mémoire universelle", qui postule l'existence d'une sorte de "réservoir mémoriel global", commun à tous les membres de notre espèce, et dans laquelle nos consciences individuelles iraient puiser l'information brute avant de la décanter, de la traiter et d'en extraire la substantifique moelle.
Que l'on adhère à cette théorie ou qu'on la considère comme relevant de la science-fiction est matière strictement personnelle ; cette chronique n'a d'ailleurs pas pour objet d'en débattre. Mais ce concept illustre cependant une réalité indubitable : une idée n'a jamais un caractère d'unicité absolue. En d'autre termes, si vous avez une idée à un moment donné, il est certain que quelqu'un d'autre, ailleurs, à un autre moment, a déjà eu (ou aura) une idée similaire.
A la base d'une startup, forcément, il y a toujours une idée. Quand cette idée vient du cerveau d'une seule personne, celle-ci cherchera alors les ressources nécessaires - humaines, financières et techniques - au développement de ladite idée. Lorsque l'idée germe dans l'esprit de plusieurs personnes, celles-ci - si elles se connaissent - choisissent généralement de s'associer pour monter une structure qui portera l'idée en question.
Donc, partant de ce postulat, il est logique de considérer que LA grande idée que vous avez eue, que vous avez portée à bout de bras, pour laquelle vous avez accepté tant de sacrifices, d'autres l'ont eue avant vous et d'autre l'auront après vous. Qu'ils en aient fait quelque chose de concret a peu d'importance à ce stade. Ce qu'il importe de comprendre, c'est que d'une certaine manière, cette idée ne vous appartient pas vraiment. Du moins, pas dans sa formulation générique.
Il y a là une chose fondamentale qui doit être comprise et acceptée pleinement : une idée n'appartient à personne. Et de ce fait, sa propriété n'est pas protégeable sous le couvert du respect de la propriété intellectuelle. On peut protéger une implémentation, une technique, une technologie ou même un savoir-faire, mais pas une idée. Immatérielle par nature, ses déclinaisons peuvent être préservées de la copie servile et de la reproduction frauduleuse en utilisant des outils comme les brevets. C'est un vaste débat qu'il ne nous appartient pas d'initier ici, mais c'est surtout un point fondamental qu'il convient d'appréhender dans toute sa complexité.
Ainsi, l'idée qui a mené à la création de Freedelity (une entreprise que j'ai co-fondée en 2009), à savoir l'utilisation de la carte d'identité électronique comme carte de fidélité unique, n'était pas neuve en elle-même. Elle procédait de l'ajustement de plusieurs autres idées que d'autres avaient eues avant nous, et qu'ils avaient (pour certains) déjà mis en pratique. La carte de fidélité unique est une réalité depuis bien longtemps. La carte d'identité électronique aussi. Combiner les deux avait déjà affleuré l'esprit d'autres entrepreneurs, même s'ils n'avaient pas voulu (ou osé) franchir le pas, par manque d'enthousiasme, de moyens, de conviction, de compétences ou d'intérêt.
Concurrent, je te hais !
Lorsque l'entrepreneur que vous êtes s'approprie cette idée et décide d'en tirer quelque chose de tangible, deux cas de figure peuvent se présenter : soit les personnes ayant eu la même idée avant vous reconnaissent la manière donc vous l'avez implémentée (peut-être pas aussi facilement que vous l'aimeriez, mais ils le font) ; ou alors, ces personnes considèrent que l'idée en question leur appartenait, et qu'en la développant vous la leur avez tout simplement volée. Reste un troisième cas occasionnel : l'indifférence, plutôt rare.
Le ressentiment qui s'installe dès lors dans l'inconscient de celui qui s'estime ainsi lésé peut aller très loin. Il vous tiendra personnellement responsable de ses échecs, de ses ratés. Qu'une seule chose aille de travers dans la mécanique de sa propre activité, et il vous en incriminera. Et lorsque la jalousie de votre réussite entre dans le jeu, les choses risquent de se corser d'autant plus que le rationnel est éliminé de l'équation.
Et c'est là qu'on atteint au surréaliste et à l'absurde : pour tenter de faire valoir ses droits - totalement injustifiés et injustifiables, rappelons-le - sur la propriété de l'idée qu'il prétend sienne, votre adversaire (car c'est ce qu'il est devenu) ne va pas jouer sur l'innovation, la différenciation technique ou économique, le marketing ou les prix des produits ou des services ; il va aller là où, indépendamment de toute logique, ses prétentions ont une (petite) chance d'être entendues. Il va aller en justice.
The Devil's Advocate
Devoir aller en justice en tant qu'accusé, c'est entrer dans un grand jeu de dupes dont personne ne sort jamais intact, même si c'est dans le but de prouver sa bonne foi en sachant que l'on a absolument rien à se reprocher. Aborder un procès, pour des motifs aussi futiles soient-ils, requiert d'avoir à ses côtés des professionnels aguerris, tant le moindre minuscule détail dans un rapport ou un jeu de conclusions de plusieurs centaines de pages peut faire toute la différence. Et au-delà de l'aspect purement financier (car aller en justice coûte cher, voir TRÈS cher), c'est une énergie énorme qu'il faut mobiliser pour rédiger les rapports, effectuer des recherches, étayer les faits, apporter des preuves, et surtout garder son calme (très difficilement, parfois). Une énergie qu'on aurait volontiers mis dans la création de nouveaux produits, dans la prospection d'un nouveau marché, dans la signature d'un beau partenariat.
De plus, les choses traînent. Longtemps. Un procès s'étend souvent sur plusieurs mois, voire sur plusieurs années. Ou encore plus, si l'on considère les possibilités d'aller en appel ou en cassation. Le problème principal, c'est que pendant que vous êtes empêtré dans une telle procédure, tant que la justice n'a pas établi votre bon droit de manière irréfutable (tant que faire se peut, s'entend), vous devenez, vous et votre startup, persona non grata auprès de toute une série de gens très précieux : les banques, les investisseurs, les business angels, les institutions, etc. Autant de freins et d'obstacles dont vous vous seriez bien passés, alors que vos comptes plongent tout doucement dans le rouge et que la seule réponse que vous entendez lorsque vous parlez d'augmentation de capital est : "on verra après le procès". Comme si vous aviez le luxe de vous permettre d'attendre...
Or il semble que ces dernières années, un certain nombre de jeunes entreprises aient adopté ce mode de fonctionnement comme solution alternative de financement. On regarde le marché, on voit qui fait plus ou moins la même chose, et plutôt que d'essayer de le battre à la loyale, sur ce qu'il offre et la manière dont il le vend, on l'attaque en justice pour le premier motif fallacieux qui vous passe par la tête, en espérant décrocher le jackpot au bout du compte, tout en ayant l'assurance d'avoir sérieusement ralenti l'impudent concurrent. C'est en tout cas l'avis d'un certain nombre d'observateurs du secteur, qui déplorent - à juste titre - l'énorme gaspillage d'efforts mis en cause, alors qu'il y a tellement de choses plus constructives à accomplir.
Il y a aussi le cas du "patent troll", cette structure vide créée autour d'un portefeuille de brevets, et dont l'unique raison d'exister est de rançonner (il n'y a pas d'autre terme) tout ce qui semble enfreindre de près ou de loin lesdits brevets. Heureusement pour nous, ce genre de pratique est surtout très répandu outre-Atlantique, et encore très peu sous nos latitudes...
Je n'ai pas de lien ou d'article à vous fournir pour illustrer le propos de cette chronique au sujet un tantinet plus sérieux que d'habitude. Mais j'ai par contre une dernière réflexion à partager avec vous, avant de clore le sujet.
Sans considération de taille ou de nature de segment, de principes ou d'éthique commerciale, de type d'activité ou de catégorie de produit ou de service, et malgré cette crise dont on ne cesse de nous rabâcher les oreilles, le marché économique au sein duquel nous évoluons, nous autres startups, est plus qu'assez vaste pour nous permettre de coexister, de croître, de prospérer et de collaborer harmonieusement.
Il n'y a rien de plus volatil qu'une idée ; on ne pourra jamais empêcher un autre d'avoir la même idée que nous, et de s'en servir pour construire quelque chose de mieux que ce que nous-mêmes avons pu créer. Et nous devons nous en réjouir. Car une saine compétition stimule l'intelligence et la créativité, dynamise le marché, et au bout du compte nous permet à tous de nous améliorer chaque jour davantage. Et ce pour le plus grand bénéfice de tous, à commencer par le nôtre.