Ce vendredi, retour aux sources et à la science-fiction pure et dure. Un concept littéraire et scientifique des plus intéressants est celui des "vaisseaux générationnels". Si on part du principe (pour l'instant incontestable) que la vitesse de la lumière est une limite strictement finie et infranchissable (E=mc², remember?), toute tentative de voyage interstellaire "classique" vers l'étoile la plus proche (c'est-à-dire n'ayant aucun recours à des artifices théoriques ou imaginaires tels les trous de vers ou la propulsion supraluminique, et pour peu que cette étoile possède dans son système au moins une planète tellurique propre à abriter la vie) durera plus qu'une vie humaine "standard", même à des vitesses relativistes (soit à une fraction significative de la vitesse de la lumière). C'est pour pallier à cette limitation que tant les astrophysiciens que les auteurs de SF ont imaginé embarquer sur des vaisseaux géants une population qui se reproduira au gré du voyage, de sorte que les humains qui atteindront finalement la destination recherchée seront les descendants de ceux qui se seront embarqués dans l'aventure.
Maintenant, prenez un auteur comme Greg Bear, laissez-le se réapproprier l'idée en faisant du vaisseau générationnel un astéroïde aménagé pour abriter une civilisation entière, et dont l'une des extrémités semble s'ouvrir sur un tunnel en apparence infini. Empilez successivement des personnages forts et attachants, le contexte géopolitique fouillé d'une guerre mondiale aux accents d'une douloureuse inéluctabilité, une théorie physique qui transcende l'imaginaire tout en restant profondément ancrée dans la réalité, un choc entre deux cultures issues d'une même petite planète bleue mais inimaginablement éloignées (littéralement !) par le temps et l'espace, une réflexion troublante sur la nature de l'évolution de notre race au stade d'une post-humanité, une approche radicalement originale à la problématique du voyage dans le temps (et de ses conséquences), un ennemi tellement étranger qu'il mène à questionner l'existence même de toute notion de conscience, le tout enveloppé dans un style parfois ardu mais jamais inabordable (même s'il est des moments où un minimum de connaissances en astrophysique et/ou en physique quantique pourront vous être utiles), mélangez bien le tout et vous obtiendrez "Eon" et "Eternité", un diptyque d'une inventivité et d'une originalité incroyables qui se doit de figurer en bonne place dans toute bibliothèque d'amateur de Hard-SF.
Ceux qui auront lu le cycle de "Rama" d'Arthur C. Clarcke ne pourront s'empêcher de trouver de nombreux points communs avec l'histoire de Bear. Les deux oeuvres possèdent un indéniable "sense of wonder" qui laisse au lecteur un sentiment délicieux de terreur émerveillée devant l'immensité des ramifications et des implications de l'histoire. Et à ce titre la Voie, la cité de l'Axe et la société de l'Hexamone constituent des jalons incontournables de la SF contemporaine.
Il fallait à l'univers de Bear un accompagnement musical à la mesure de sa démesure ; la suite orchestrale "Les Planètes" du compositeur anglais Gustav Holst offre au récit tout l'espace et l'ampleur épique qui lui permettront de dérouler ses multiples composantes, alors que "The Dark Side of the Moon" de Pink Floyd conviendra à merveille aux passages plus intimistes et plus introspectifs, notamment pour souligner la perte de repères des personnages face à l'immensité du cadre auquel ils seront confrontés.
Pour les plus curieux, sachez que Greg Bear a écrit un troisième roman intitulé "Héritage", qui se déroule dans un univers proche de celui du diptyque mais sans en reprendre la trame principale. Bien qu'il soit souvent regroupé avec les deux autres livres dans un "cycle de l'Hexamone" son histoire, bien qu'intéressante, est à mon humble avis beaucoup moins prenante que l'intrigue d'«Eon» et d'«Eternité».
Bon voyage au long de la Voie, bon séjour dans les quartiers de la cité de l'Axe, et comme d'habitude prenez bien soin de vous et de vos proches, et surtout restez chez vous !