La bouillie de pixels sur l'écran s'est figée brutalement. Game Over. Je suis mort, encore une fois. Le boss m'a eu, malgré mes esquives et mes tentatives pathétiques de contre-attaque. L'écran clignote, m'offre l'option de continuer, et je soupire en appuyant sur le bouton de la manette. Me voilà reparti au dernier point de sauvegarde, prêt à retenter ma chance. Heureusement, j'ai conservé tout mon équipement : les potions et les artefacts dans mon inventaire, la carte que j'ai complétée au fil de mes explorations, les armes que j'ai collectées, les points d'expérience accumulés lors des combats précédents. Ça ne devrait pas être trop difficile de dézinguer ce putain de boss au prochain tour, maintenant que je connais ses attaques, ses faiblesses, ses patterns de déplacement. Je sais comment m'y prendre. J'ai appris de mes erreurs. Je suis plus fort qu'avant.
Sauf que... Dans la vraie vie, quand tu souffres de dépression chronique, ça ne se passe pas comme ça. Mais alors, pas du tout.
Mon psy parle du "syndrome de Sisyphe" (j'ignore si c'est l'appellation "officielle" ou non). Moi, j'ai opté pour une autre métaphore, plus prosaïque peut-être, mais qui me parle davantage : le "syndrome du respawn", c'est-à-dire cette impression, observée et documentée chez les dépressifs chroniques, qu'on subit à intervalles réguliers un reset complet de tous nos progrès. Un effacement brutal. Un retour à la case départ, sans ménagement, sans explication, sans avertissement ni négociation préalable possible.
C'est comme dans un jeu vidéo, quand ton personnage meurt : tu reviens à la vie, certes, mais la similitude s'arrête là. Dans la vie réelle, tu redémarres dépouillé de tout. Plus de potions dans ton inventaire, plus de cartes pour te repérer, plus d'armes pour te défendre, plus de points d'expérience patiemment accumulés. Nada. Tu repars à poil, exactement au même endroit qu'avant, mais sans rien de ce que tu avais appris, sans rien de ce que tu avais accumulé durant ta progression. L'écran affiche "Game Over", puis "Play Again?", et... Same player shoots again.
Si seulement c'était aussi facile...
Ce que ce reset efface en priorité, c'est la conscience même de tous les progrès accomplis. Chaque petite victoire arrachée à la gueule du monstre, chaque obstacle vaincu au prix d'efforts démesurés, chaque bout de chemin parcouru dans la bonne direction. Tout ça s'évanouit d'un coup, te laissant avec cette impression dévastatrice de devoir tout recommencer à zéro, comme si rien n'avait jamais compté, comme si rien n'avait jamais existé, comme si tu n'avais jamais bougé d'un millimètre.
C'est là que ça devient vraiment pernicieux. Parce qu'à force de subir ces cycles de mort et de renaissance sans équipement, tu finis inévitablement par douter du bien-fondé de tous tes efforts. À quoi bon lutter pour t'en sortir, pour combattre cette saloperie, pour t'améliorer tant soit peu, pour trouver un semblant de sens et de paix intérieure, ou simplement pour rester connecté au monde qui t'entoure ? À quoi bon, puisque tout ce que tu construis finit tôt ou tard réduit à néant, et qu'il faut tout recommencer, encore et encore, dans une boucle infinie dont tu ne distingues pas l'issue ?
C'est usant. Profondément, viscéralement usant. Sans forcément te donner envie d'en finir pour de bon (quoique, parfois, l'idée effleure), ça te pousse souvent à te demander sérieusement ce que tu fous là, à quoi tu sers, à qui tu sers. Parce que ce genre de respawn tape exactement là où il fait le plus mal : dans la culpabilité de ne pas être comme il faut, dans le sentiment d'incompétence de ne pas réussir à accomplir l'élémentaire, dans l'image de soi qui s'effrite un peu plus à chaque nouvelle boucle, en y laissant des miettes de toi-même dont tu oublieras bientôt l'existence.
Tu te dis alors que, malgré tous tes efforts, à cause de cette putain de maladie qui te squatte le cerveau, tu n'y arriveras jamais. Jamais à être comme il faut, à rester debout assez longtemps pour que ça compte vraiment, à juste être capable d'exister normalement, d'être fonctionnel, de jouer à armes égales avec cette immonde salope qui te bouffe de l'intérieur.
Tu essaies de relativiser, en te réfugiant dans le seul mode que tu connais : l'analytique. Tu sais qu'en coulisse, c'est ton système limbique qui déconne. Cette région du cerveau qui gère les émotions et la motivation ne parvient plus à connecter correctement les bons souvenirs à leur charge émotionnelle associée. Résultat des courses : tu sais intellectuellement que tu as déjà été mieux, que tu as déjà progressé, que tu as déjà connu des jours plus cléments. Mais tu ne le ressens plus. Tu as accès aux données brutes, mais le décodeur qui leur donnait du sens et de la saveur est tombé en panne. Autant pour la relativisation, ça ne t'avance pas plus que ça de le savoir.
Ton cerveau a gardé la mémoire froide, chimique, factuelle des événements, mais il a perdu quelque part en route la chaleur des émotions positives qui allaient avec. L'hippocampe, cette structure qui sert normalement à encoder les souvenirs et à leur donner du sens émotionnel, tourne au ralenti, voire carrément à vide. Les souvenirs de ton chemin restent éparpillés dans un coin de ta tête, comme des pièces de puzzle sans lien apparent, sans cohérence, sans relief.
Ton cerveau enregistre alors les événements de ta vie sans y coller le moindre affect, comme des photos en noir et blanc dont on aurait effacé les contrastes, comme une sculpture dont on aurait gommé tous les reliefs pour n'en laisser qu'une surface plate et terne. Tout ça crée une illusion d'amnésie morale, une forme d'oubli émotionnel : tu crois sincèrement avoir perdu tes forces, ton courage, ta capacité à progresser. En réalité, ils sont toujours là, quelque part en toi, mais déconnectés du ressenti qui leur donnait vie et sens.
Le vrai challenge, quand on souffre de dépression chronique, c'est peut-être moins d'être heureux (objectif ô combien utopique) que de réussir à ne pas laisser ces resets successifs effacer complètement ton histoire personnelle. Parce qu'elle existe bel et bien, cette histoire, même quand ton cerveau malade te jure ses grands dieux qu'elle n'a jamais existé, qu'elle n'est qu'une invention, un mirage, une illusion rétrospective.
Et c'est là qu'intervient, qu'on le veuille ou non, la nécessité absolue d'un entourage qui te connaît assez pour devenir malgré lui le backup de ta mémoire défaillante. Pas par altruisme ou par grandeur d'âme (quoique, parfois), mais parce que tu ne peux tout simplement pas faire autrement. Ton cerveau détraqué a besoin d'une sauvegarde externe, d'un disque dur de secours qui garde trace de tes pas, de tes progrès, des versions précédentes de toi-même. Une archive vivante, prête à être consultée quand ton système plante, pour te rappeler, souvent contre ton gré, ou sans que tu veuilles l'entendre, que si, c'était bien là, que c'est toujours là, quelque part, même si toi tu ne le sens plus, même si tu refuses d'y croire.
C'est un poids pour eux, une honte pour toi. C'est un fardeau que tu leur imposes sans que ni toi, ni eux ne l'ayez choisi. Mais c'est aussi, dans les moments les plus obscurs, quand tu es perdu au milieu de tes chemins sombres, la seule chose qui t'empêche d'être convaincu que tout ça n'a jamais existé.