Je vous ai déjà parlé de V.

Elle est la première thérapeute qui m'a accompagné après l'effondrement. Autant dire qu'elle avait du boulot – même si, en y repensant après toutes ces années, je me dis qu'elle avait déjà dû en voir d'autres aussi abîmés, si pas pire. Et bien que ma mémoire s'apparente assez à un gros bloc de gruyère enveloppé d'un épais nuage, je me souviens très bien de mon premier rendez-vous avec elle. Je suis assis sur un canapé un peu trop mou, dans un bureau dont la fenêtre du fond donne sur une haie vive. Sur le dossier du divan, une série de peluches colorées qui symbolisent les émotions. J'apprendrai plus tard qu'elles sont très tendance, au point que des gamins tannent leurs parents pour qu'ils les achètent dans des librairies ou des magasins de jouets. V. est assise face à moi et me regarde sans rien dire. Le silence s'étire. Trente secondes, une minute, peut-être deux. Je commence à paniquer intérieurement. Est-ce que je suis censé parler en premier ? Elle attend que je craque ? C'est quoi, un genre de test ? Je finis par lâcher, maladroit : "Je sais pas par où commencer." Elle sourit : "Par où vous voulez."

Par où je veux. Comme si c'était simple. Comme si j'avais la moindre idée de ce que je foutais là, assis face à cette femme que je ne connaissais pas, à qui j'étais censé raconter l'implosion en cours de ma vie soigneusement calibrée. Le médecin m'avait dit : "Je vous recommande madame X., elle est très bien." Très bien comment ? Très bien pour qui ? Qu'est-ce qui fait qu'un thérapeute est "bien" ? Sa capacité à te prescrire les bonnes pilules ? Son empathie calibrée au millimètre ? Ses diplômes accrochés au mur ? Alors j'ai dit, avec un peu trop d'agressivité : "je veux que vous me remettiez sur pied. Je veux aller mieux. Quelques pilules s'il faut, que dans 2-3 semaines ce soit derrière moi." Face à moi, juste un sourire. J'ai craqué et pleuré. J'ai mis trois séances à comprendre que ça allait être beaucoup plus compliqué…

Il existe, quelque part dans les couloirs feutrés des cabinets privés et les salles d'attente des associations de soutien, une légende tenace : le thérapeute magique. Celui qui, d'un simple regard ou d'une phrase bien choisie, va résoudre tous tes problèmes, ouvrir toutes les portes, te libérer d'un poids qui te terrasse depuis des années. On court après ce fantôme. On espère le croiser un jour, convaincus qu'il détient la clé du salut, la réponse ultime à nos questions sans fin. Sauf que la réalité est infiniment plus prosaïque : il n'existe ni miracle, ni solution universelle, ni gourou infaillible, rien que des humains avec leurs forces, leurs failles, leurs biais, leurs doutes. Et, parfois, très rarement, on croise la route de quelqu'un qui ne cherche pas à te guérir, à te sauver ou à te dominer, mais simplement à marcher à côté de toi, à t'accompagner sur un chemin qu'ils connaissent mieux que toi pour l'avoir emprunté à de multiples reprises. Ceux-là, je les appelle les passeurs d'âme. Des versions inversées de Charon, le nocher, qui te ramènent de l'autre côté de l'Enfer.

V. pratiquait l'approche systémique. Au début, je ne savais même pas ce que ça voulait dire. Elle m'a expliqué qu'on n'allait pas seulement parler de moi, mais qu'on allait aussi se pencher sur mes relations, mon histoire, mon vécu, les dynamiques familiales dans lesquelles j'avais grandi, sur mon rapport à mon enfant intérieur et les boucles invisibles qui tissent nos interactions. Sur le coup, j'ai trouvé ça franchement fumeux. Ça manquait totalement de concret pour le rationnel que je suis, avec à la limite un petit parfum désagréable d'ésotérisme New Age à deux balles. Pourtant, avec le recul, c'était exactement ce dont j'avais besoin. Parce que ma dépression n'existait pas dans le vide ; elle s'était nourrie de cinquante ans de masques portés pour plaire aux autres, de besoins refoulés, de culpabilités accumulées, de contrôle maniaque exercé sur mon image plutôt que sur ma vie.

V. ne m'a jamais dit : "Voilà ce que vous devez faire." Elle posait des questions. Des questions qui faisaient mal, souvent. Qui me forçaient à regarder là où je ne voulais pas regarder. Elle ne m'a jamais jugé, même quand je lui racontais les pires aspects de ma personnalité, mes mensonges, mes trahisons, mes pensées les plus sombres, mes pulsions suicidaires. Elle écoutait. Vraiment. Pas avec cet air compatissant et vaguement condescendant qu'on adopte face à quelqu'un qui va mal. Non, elle était tout simplement présente, attentive, disponible. Au bout de six mois, je lui ai demandé si elle pensait que j'allais guérir. Elle a réfléchi un moment avant de répondre : "Guérir, je ne sais pas. Apprendre à vivre avec, oui." C'est déjà beaucoup.

Il y a longtemps, bien avant la chute, alors que je traversais une période compliquée, j'avais déjà vu un autre psy recommandé par un ami. C'était un type sympa, mais complètement à côté de la plaque. Il me parlait de pensée positive, d'énergie canalisante et de visualisation créatrice. Au bout de trois séances, j'ai arrêté. Pas parce qu'il était mauvais, mais parce qu'on n'était pas sur la même longueur d'onde. Il cherchait à me motiver, à me rebooster. Moi, j'avais besoin qu'on m'aide à comprendre pourquoi, à cette époque, j'étais coincé dans ma vie et je n'arrivais pas à choisir entre des chemins dont les destinations me terrifiaient.

Après V., j'ai également consulté un psychiatre, parce qu'à un moment les mots ne suffisaient plus. Efficace, direct, factuel. Il m'a expliqué les mécanismes neurologiques de la dépression, la chimie, les modifications cérébrales, les déséquilibres hormonaux. C'était rassurant, d'une certaine manière, de savoir que ce n'était pas juste dans ma tête, que c'était biologique, mesurable. Il m'a prescrit des antidépresseurs après m'avoir écouté expliquer pourquoi je refusais d'en prendre. "Vous êtes libre de ne pas les prendre, mais pas de ne pas être informé." Fair enough. Il m'a aussi expliqué qu'une dépression chronique n'était pas une fatalité aussi définitive que l'inéluctabilité du diagnostic.

Les passeurs d'âme ne sont ni des sauveurs, ni des guérisseurs. Ce sont des guides. Ils ne te disent pas où aller, mais ils t'aident à voir le chemin. Ils ne portent pas ton fardeau, ils marchent à côté de toi. Ils te tendent une main sans jamais te prendre par la main. Et surtout, surtout, ils te regardent comme un humain, pas comme un dossier, une série de symptômes ou un problème à régler. Le vrai défi, quand on souffre, ce n'est pas tant de trouver UN thérapeute que de trouver LE bon thérapeute. Celui qui correspond à ton histoire, à ton vécu, à ta manière de fonctionner. Parce qu'il n'y a ni recette miracle, ni méthode universelle. Derrière les cliniciens, les systémiciens, les psychologues, les psychiatres, les TCC, l’ACP, la psychanalyse, l’EMDR… il y a surtout une personne, avec ses convictions, ses angles morts, ses limites. Il faut oser changer si ça ne marche pas ; dire que la relation tourne en rond, que tu n'avances plus, que tu ne te sens pas entendu. Ce n'est pas un échec, c'est un apprentissage. La thérapie n'est pas une obligation sacrée, c'est un choix, un pari. Et, comme tout chemin, elle peut parfois conduire dans des impasses.

Ce qui compte, dans la relation thérapeutique, ce n'est pas la technique. C'est le lien. Ce n'est pas la théorie qui sauve, c'est la confiance. Sans confiance, sans respect mutuel, toutes les méthodes du monde ne servent à rien. Ce qui guérit, c'est cette alliance fragile et précieuse qui se construit pas à pas, séance après séance, dans l'ouverture et le respect. J'ai eu de la chance. Je ne suis jamais tombé sur un charlatan, un manipulateur, un thérapeute toxique. Mais j'en ai entendu parler, et hélas, ils existent ; des gens qui refusent systématiquement de répondre aux questions, qui imposent un rythme sans concertation, qui minimisent les souffrances, qui culpabilisent leurs patients de ne pas aller mieux assez vite, qui créent une dépendance malsaine, qui se présentent comme les seuls capables de te sauver, qui tentent de te fourguer des stages ou des poudres de perlimpimpin. Si ton thérapeute te fait sentir que sans lui tu ne t'en sortiras jamais, barre-toi. Ce n'est pas de la thérapie, c'est de la manipulation.

C'est V. qui, la première, m'a accompagné dans les tréfonds spéléologiques de mes chemins sombres. Qui m'a aidé à démêler les fils de cette pelote embrouillée qu'était devenue ma vie. Qui, lors de cette séance avec les feuilles plastifiées disposées sur le sol, m'a fait jouer les rôles de mon passé, de mon présent, de mon futur. J'avais trouvé ça passablement ridicule sur le moment ; j'avais même failli partir, me trouvant moi-même encore plus ridicule de participer à la mascarade. Mais quelque chose s'était déverrouillé, ce soir-là. Une porte s'était entrouverte. Une sensation presque inconnue. J'étais peut-être quelqu'un de bien, en fin de compte.

Cinq ans plus tard, je vois toujours un psy. Ce n'est plus V., à qui j'ai osé, au bout de deux ans, exprimer ma conviction que j'étais arrivé au bout de notre chemin commun, et qui m'a remercié de ma franchise en ajoutant que c'était déjà un signe que j'allais mieux. Celui qui m'accompagne aujourd'hui est différent dans son approche : il est plutôt un témoin, ou un miroir. Il m'aide à structurer, à cadrer, à reformuler, mais il ne me dirige pas plus qu'il ne m'encadre ; simplement, il est là, à l'écoute, en toute bienveillance. Mes séances se sont aussi espacées : je le vois régulièrement, mais plus toutes les semaines, comme avant. Il connaît mes chemins sombres mieux que moi. Il sait quand je me mens, quand je me raconte des histoires, quand je suis sur le point de replonger. Il me renvoie mon reflet, parfois trop fidèle. C'est chiant et rassurant à la fois. Il n'est ni mon sauveur, ni mon médecin. Juste mon passeur d'âme, qui m'aide à traverser le Styx quand les eaux deviennent trop noires. Et franchement, c'est déjà beaucoup.