Je ne lirai plus
Je me suis tu pendant quelques jours. J'ai délaissé pour un temps mes chroniques de bouquins et le partage avec mes amis et mes proches d'images humoristiques pour tenter d'égayer un quotidien trop terne et trop gris. Et j'ai pris le temps de lire ce que disait le monde.
J'ai lu des témoignages de soignants, d'infirmiers, de policiers, de travailleurs, de parents, d'indépendants, de personnes en première ligne, toute leur peur, toute leur détresse, tout leur abandon, toute leur juste colère.
J'ai lu des cartes blanches, des billets, des tribunes, des posts, des threads, des avis et des publications d'anonymes, autant de mots pour exprimer leur incompréhension, leurs incertitudes, leurs appels au secours, leurs craintes en un avenir franchement pas folichon, entre perspectives de libertés écrasées et lendemains qui déchantent.
J'ai lu la solidarité, la fraternité, le partage, la compassion, la patience, l'espoir, l'amitié, l'amour, le détachement, l'abnégation, la compréhension.
Mais hélas, je n'ai pas pu m'empêcher de lire également les dénégations du monde politique, son incompétence, sa totale déconnexion de la réalité, son déni des faits, son impéritie, sa morgue, son mépris, son inconscience, sa suffisance, sa fatuité, et surtout son indécence à tenter de récupérer tout et n'importe quoi du moment que ça génère du temps d'antenne et que ça grappille quelques voix au passage.
Ni de lire des articles scientifiques d'auteurs renommés qui expliquent à grands renforts d'épithètes boursouflés pourquoi il est plus important de suivre les consignes et respecter les méthodes que d'obtenir des résultats et de sauver des vies.
Ni de lire les débats stériles de tétrapilectomistes professionnels pour qui la forme primera toujours sur le fond, les diatribes d'experts autoproclamés, les critiques acerbes des je-sais-tout qui ne savent rien, les délires schizophrènes et paranoïaques des complotistes, les abstractions hallucinées des philosophes de pacotille.
Ni de lire des arrêtés royaux passés sur la recommandation d'un ministre de la santé publique interdisant la mise à disposition de tests de dépistage rapides qui, s'ils ne sont pas parfaits, auraient pu permettre un confinement plus efficace et une meilleure gestion de l'urgence.
Ni de lire les relents nauséabonds de la presse et son leitmotiv hypnotique répété ad nauseam, et dont chaque article commence par marteler le nom du mal pour être bien certain qu'il ne quitte plus jamais notre esprit.
Ni de lire la culpabilisation, l'infantilisation, la déresponsabilisation, la manipulation, la mise en scène et la scénarisation d'une crise pour s'assurer de la docilité de peuples légitimement inquiets et en colère.
Ni de lire le décompte nauséabond des infectés, des morts, des vivants, des confinés, des transgresseurs, des rebelles, des délateurs, des tractateurs, des escrocs, des manipulateurs, des trahisons.
Ni de lire les exhortations et les injonctions impérieuses de mettre à profit ce temps providentiel pour devenir un meilleur soi-même, plus efficace, plus productif, plus en harmonie avec la nature, plus opérationnel, plus ceci, plus cela, toujours et encore plus dans un monde qui ne sait plus que juger à l'aune d'une perfection fantasmée.
Ni de lire les bassesses, les hontes, la boue et les remugles malodorants de l'âme humaine, toujours prompte à saisir la moindre opportunité pour son profit personnel, fût-ce au détriment de la vie de quelques milliers d'anonymes.
Ni de lire toute l'indécence des pays et des gouvernements prompts à dégainer des milliards de milliards pour soutenir une économie déjà sous perfusion, se glorifiant de garantir des sommes faramineuses pour assurer la survie de vampires déjà repus de la misère d'un monde exsangue, incapables de prévoir les budgets et de prendre les mesures pour la protection élémentaire de leurs propres concitoyens mais annonçant déjà qu'il faudra redoubler d'efforts dès la fin du confinement pour continuer à glorifier le grand dieu Fric.
Ni de lire les gesticulations vaines et grotesques de cette Europe qu'on nous a imposée de force comme essentielle et nécessaire à la survie de notre mode de vie et de ses valeurs, et qui de par son existence même projette l'ombre de la faillite d'un système que personne n'osera remettre en question de peur d'être privé des miettes d'un festin que se partagent quelques gloutons avides d'engranger toujours plus.
Alors ce matin, j'ai décidé d'arrêter de lire. Ce ne sont pas là mes valeurs, mes idéaux. Ce n'est plus mon monde.
Je ne vais pas redevenir sourd, mais je vais sérieusement filtrer ce que je laisse entrer dans mon cerveau. Je vais revenir à mes chroniques de bouquins. Je vais continuer à trouver et à partager des images humoristiques. Je vais continuer à regarder le ciel bleu, l'herbe verte, et à m'enivrer de l'odeur de la terre après qu'elle ait été embrassée par la pluie. Je vais continuer à regarder dormir mon chat, à prendre le temps de m'ennuyer, à ralentir, à marcher plutôt que courir, à prendre tout le temps nécessaire pour mettre un pied devant l'autre, à m'émerveiller d'être simplement vivant et d'avoir conscience d'être une fabuleuse combinaison de quelques milliards de milliards d'atomes parmi les myriades infinies brassées au gré des vents de l'Univers.
Je vais continuer à aimer cette vie, de toutes mes forces. Dès que le pourrai, je verrai mes amis, je les prendrai dans mes bras et je les serrerai fort contre moi. Et je ne peux que vous conseiller de faire la même chose. Parce qu'en fin de compte, quand toute cette crise sera derrière nous, que le monde aura repris son rythme de croisière et qu'il aura oublié à quel point il aura manqué une chance inespérée de changer les choses, il ne nous restera que cette conviction que nos vies ne valent d'être vécues que par le sens que nous voulons leur donner. Et si cette pandémie tragique aura pu vous faire prendre conscience de cette fragile vérité, alors cela n'aura pas été en vain.
Prenez bien soin de vous, je vous embrasse tous très fort.