Guérir du burn-out ? Facile !
Comme d'habitude, deux précisions s'imposent d'emblée : tout d'abord, je n'ai pas la prétention d'être un cas d'école, et encore moins un exemple représentatif. Chaque burn-out est différent, et je ne peux pas parler au nom de tous ceux qui en souffrent, mais il y a des traits communs que l'on retrouve dans la plupart des cas ; ensuite, rien de ce qui suit est destiné à verser dans le misérabilisme, ou à susciter l'apitoiement ou la pitié. Les malades ont besoin d'être compris, pas plaints, et certainement pas de se voir traités comme des variables d'ajustement sur un tableau comptable.
Comme avec la dépression (qui l'accompagne généralement, les deux pathologies étant hélas en comorbidité), le burn-out mine profondément la personne qui en souffre. Première information, et elle est d'importance : il n'y a pas de "petit" ou de "grand" burn-out (même si on parle parfois de "burn-out sévère", mais cette sévérité est une question d’intensité des symptômes et de leur impact sur le fonctionnement quotidien), il y a juste "le burn-out" ; si quelqu'un essaie de minimiser ce dont vous souffrez, car il ne s'agirait que d'un "léger" burn-out, vous pouvez parier que votre interlocuteur n'a strictement rien compris à la question.
Le burn-out, c'est essentiellement la manière dont votre corps vous fait savoir qu'il est temps d'arrêter, que lever le pied s'impose, que vous avez claqué un essieu et que vous roulez sur la jante, et qu'il serait judicieux d'éviter de foncer dans le mur. Dans mon cas, je n'oublierai jamais les mots du médecin qui m’a dit qu’il était illusoire de croire que je pouvais éviter le mur : j’étais incrusté dedans depuis deux ans. En effet, dans la grande majorité des cas, nous avons tendance à complètement ignorer ce que nous dit notre corps, et souvent pour de très mauvaises raisons, qui ont tout à voir avec l'image forte et fiable que nous voulons renvoyer aux autres et à la société.
Comme pour la dépression, les symptômes sont multiples : mal-être généralisé, perte d'intérêt aux choses qu'on aime, fatigue tenace, moral dans les chaussettes, troubles du sommeil, troubles gastro-intestinaux, migraines, et incapacité à supporter le moindre stress. Ce dernier symptôme, s'il paraît mineur dans l'énumération qui précède, est pourtant celui qui devrait vous alerter, parce que c'est LE signe que vous êtes déjà trop loin. Surtout, c'est probablement celui qui va perdurer le plus longtemps, et dont la disparition durable et pérenne marquera probablement le vrai début de votre guérison. Mais, contrairement à une grippe ou une fracture, aucune date de guérison n'est prévisible : certains jours, on croit aller mieux, avant de s’effondrer à nouveau le lendemain. Là où on parle de 18 à 30 mois pour sortir d'une dépression (avec les risques de rechute et de récidive trop souvent sous-évalués), on peut facilement doubler, voire tripler cette durée pour laisser un burn-out derrière soi, tout en sachant d'avance qu'on n'en sortira pas intact ; loin de moi l'idée de vous plomber le moral, mais c'est une maladie dont la gravité est beaucoup trop sous-estimée.
Le symptôme le plus visible du burn-out, c'est la fatigue. Physique, bien sûr, mais surtout et essentiellement intellectuelle et mentale. C'est une fatigue incapacitante, débilitante, paralysante. Elle va se traduire, entre autres, par une difficulté extrême dans la réflexion, la conscientisation, l'élaboration et l'analyse de concepts abstraits et complexes, l'organisation et le rangement des idées et des informations, la planification. Au-delà d'un temps très court (quelques minutes à quelques dizaines de minutes, selon les individus), la capacité de concentration tombe sous un seuil proche de zéro. La fonction mémorielle à court et moyen terme également. Ces deux facteurs font qu'il devient extrêmement fatiguant de lire, d'écrire, de réfléchir, voire de fonctionner autrement qu'en mode automatique ou réflexe.
Plus question, donc, de réussir à s'immerger dans un livre, un film, une longue discussion ou une activité soutenue. Lire une demi-page et en oublier immédiatement l'intrigue ou le contenu, devoir revenir trois fois sur une consigne simple sans parvenir à l’intégrer, se retrouver largué dans un dialogue alors que la personne en face a déjà répété trois fois ce qu'elle vient de vous dire, telle est la réalité du burn-out. Il va sans dire que tous ces symptômes s'accompagnent d'une baisse conséquente de la confiance en soi. Dès lors qu'on n'arrive plus à formuler de pensées relativement cohérentes ou à exécuter efficacement les tâches intellectuelles les plus simples, la perception de sa propre valeur diminue énormément.
Dans ma vie précédente, j'étais un touche-à-tout boulimique : code, front-end, back-end, cinéma, littérature, infra, graphisme, musique, son, sciences, illustration, marketing, rédactionnel, légal, peinture, culture, stratégie, opérationnel... J'ai plongé mes mains avec une passion à la limite de la goinfrerie dans tout ce qui passait à ma portée ; j'ai monté une entreprise prospère avec un ami, l'ai portée à bout de bras durant des années, jusqu'à ce que la charge en devienne insidieusement insupportable. La norme était aux journées de seize heures, les weekends étaient pour les faibles, et je prenais pour allant de soi ce genre de choses toxiques considérées comme coulant de source dans certains milieux professionnels. Et, bien entendu, j'ai ignoré consciencieusement et délibérément tous les signaux que mon corps m'a adressés durant des années, alors qu'il était déjà bien trop tard pour faire marche arrière. Le jour où j'ai réalisé que j'étais dans le mur, je me suis complètement effondré ; c'était début 2020, et je ne m'en suis pas encore relevé à l'heure où j'écris ces lignes.
Aujourd'hui, je suis loin de tout cela. Écrire ou composer m'épuise très rapidement. Lire ou relire mes chers romans de SF exige une certaine préparation mentale préalable. Regarder un film d'une traite n'est plus envisageable. Tenir une discussion soutenue et échanger des arguments dans une joute verbale m'est impossible. Réfléchir à des sujets un rien élaborés m'impose de m'éloigner de toute perturbation potentielle. Il m'aura fallu pas loin de quatre ans pour éplucher toutes les strates de ma dépression chronique et apprendre à vivre avec. Durant ces années, je n'ai pas eu vraiment le loisir de me pencher sur l'autre fardeau dont je m'étais chargé ; résultat : abandonné à lui-même, il s'est enraciné beaucoup plus profondément que prévu, et maintenant que je commence à essayer d'en cerner les contours, je mesure l'immensité de la tâche qui nous attend, mon psy et moi. Des années seront nécessaires pour en faire le tour, l'extirper, en traiter chaque racine, chaque radicelle qui s'est insinuée au plus profond de ma motivation et de ma volonté. C'est un long chemin qui s'annonce et va m'obliger à mobiliser toute mon énergie et toute ma combativité.
Honnêtement, je vous avoue que la perspective de devoir reprendre une activité professionnelle soutenue, alors que la seule idée d'actualiser le site web de ma compagne une fois par trimestre me plonge déjà dans des crises de panique paralysantes, me fait me dire que je préférerais encore avoir à vivre sous un pont plutôt que devoir tenir des délais, atteindre des objectifs ou rendre des comptes à des collègues, des clients ou des employeurs. L'image est outrancière et caricaturale, bien sûr, mais pas si éloignée de la réalité. L'opinion populaire nous dépeint comme des fainéants qui rechignent à retourner bosser ; en réalité, on ne tiendrait même pas une journée sans s’effondrer. On voudrait nous faire croire qu'on va soigner un épuisement tellement total qu'il conduit certains à l'irréparable ultime rien qu'en forçant les malades à retourner dans le milieu qui les a brisés ? Genius !
Voilà pourquoi ce genre de grande déclaration de la part de personnes qui n'ont pas le moindre début d'idée de ce qu'est un burn-out me met hors de moi. Renvoyer les gens au travail malgré eux, contre eux, postule que ces gens sont par essence des faibles, des fainéants, des profiteurs, des glandeurs, bref des parasites du système qui ne sont considérés qu'au travers du coût qu'ils imposent aux finances de la société. La quasi-totalité de ces malades le sont parce qu'ils se sont investis au-delà de toute limite raisonnable ; interrogez leurs précédents employeurs, associés ou collègues, et on vous dira très probablement qu'ils étaient perfectionnistes, pointilleux, fiables, autonomes, qu'ils mettaient un point d'honneur à rendre un travail impeccable et qu'ils acceptaient volontiers de se charger de plus de responsabilités qu'il ne leur en incombait d'ordinaire. Et non, ce n'est pas une image d'Épinal ou un portrait trop flatteur, mais une réalité observée, mesurée et étayée factuellement : ce sont ceux qui s'investissent le plus sans compter qui sont les plus susceptibles de s'écrouler du jour au lendemain, consumés et vidés, alors que de l'extérieur, ils semblent juste fatigués – ce qui alimente souvent l'incompréhension et les injonctions aussi absurdes que "tu devrais faire un effort", "tu es sur une mauvaise pente", ou "pourtant tu adores ton boulot".
J'ai pris l'habitude de dire que toute personne devrait faire au moins une fois dans sa vie l'expérience de la dépression, pour bien comprendre ce dont on parle, et à quel point les faits sont éloignés des clichés et des poncifs perdus au milieu d'une quantité d'autres stéréotypes prêts-à-penser et faciles à digérer. J'étends ma réflexion au burn-out, en me disant que si nos grands décideurs avaient la moindre idée de la réalité qu'ils prétendent balayer d'un simple paraphe au bas d'un arrêté ministériel, ils y réfléchiraient certainement à deux fois avant de proférer les énormités entendues ces derniers jours. Parce que dans certains cas extrêmes, renvoyer un malade de burn-out au boulot juste pour faire baisser les chiffres de la sécu, c'est de la non-assistance à personne en danger, voire de la complicité de meurtre. Mais après tout, un mort en plus, c'est toujours une ligne de moins sur un tableau comptable.