Dépression nerveuse sévère

Les mots claquent comme autant de coups de fouet. Le médecin, pourtant, affiche un air tranquille, rassurant. Comme pour tempérer ce qu'il vient de dire, il enchaîne : « Il existe plusieurs formes de dépressions, vous savez ? Le mot ne doit pas vous faire peur. C'est pas la fin du monde, allez... Mais vu que vous semblez trimbaler ça depuis un certain temps, vous allez déjà commencer les anti-dépresseurs. Je vais vous mettre sous sipralexa, c'est le plus commun et le mieux toléré. Un demi-comprimé le matin après manger pendant une semaine, puis un entier après, et vous revenez me voir quand vous arrivez à la fin de la boîte ». Il tapote machinalement sur le clavier de son ordinateur en louchant sur son écran, avant de me jeter un regard par-dessus ses lunettes. « Je vous conseille aussi vivement de commencer un suivi avec un spécialiste, je vous recommande madame X., elle est très bien ». Il griffonne quelques mots sur un feuillet, le plie en deux, y joint une ordonnance pour le médicament ainsi que le ticket de la consultation, et glisse le tout devant moi. Comme je ne bouge pas, il s'éclaircit la gorge, puis conclut : « Cela fera trente euros, s'il vous plaît ».

J'ai pris les feuillets, déposé trois billets froissés sur le bureau, noué mon écharpe et enfilé mon blouson. J'ai remercié le docteur et suis sorti dans le couloir où flotte toujours une odeur d'antiseptique parfum citron. En passant devant la porte entrouverte de la salle d'attente, j'ai entendu des éclats de voix. Certainement des enfants. Des petits. Je sors de la clinique. Le ciel gris et bas est toujours ouvert en deux, la pluie tombe sans discontinuer et habille les pavés du trottoir et la route d'un linceul humide.

J'ai l'impression que mes pieds pèsent des tonnes. Je marche lentement. Février mouille mon visage et transperce mes vêtements de ses doigts visqueux. J'arrive à hauteur de ma voiture, ne la reconnais pas, la dépasse, percute, fais demi-tour, déverrouille la portière et m'installe derrière le volant. Ma veste trempée dégouline sur le cuir clair des sièges. Je sens confusément que quelque chose tente d'émerger. Distraitement, je remarque un défaut dans le revêtement du tableau de bord. C'est étrange, je ne l'avais jamais encore vu jusqu'ici. Un petit coup, une indentation à peine discernable à la jonction de deux pièces.

Le détail m'hypnotise. Bientôt, toute mon attention est captivée par cette minuscule surface de deux millimètres carrés. Je sens des rouages immenses tourner à vide dans ma tête. Mon esprit s'engourdit à tenter d'analyser ce que voient mes yeux. L'information ne passe plus le relais des axones. L'imperfection sur le tableau de bord grandit, devient énorme, se transforme en une sorte de bouche béante bordée de dents acérées qui cherche à m’engloutir tout entier. Je ferme les yeux et serre les paupières de toutes mes forces, et me force à respirer lentement et profondément. Inspirer, compter quatre battements de cœur, expirer, même chose, recommencer... Je reprends peu à peu pied dans la réalité. Je lâche le volant que mes mains aux articulations blanchies agrippaient convulsivement.

Mon ciel à moi était bien fermé, pourtant. Hermétique, même. Bétonné avec une quantité impressionnante d'évidences et de certitudes. Il vient pourtant de se déchirer en mille morceaux. J'ai cinquante ans, une vie en apparence parfaite, je viens de me payer la première crise de panique de ma vie, et j'ai une dépression nerveuse.